7.    Moment gênant

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Ce fut la mine basse et le visage fermé derrière son masque qu’Armand retourna dans la salle du Conseil. L’obscurité y était revenue. Il s’avança au milieu de la pièce, hésitant à couper ses interlocuteurs et tourner les talons. Il avait beaucoup de mal à accepter sa défaite et il ne supporterait pas d’entendre à nouveau ces mots. Son cœur manqua un battement lorsque son prénom fut prononcé :

  • Armand, nous sommes clairement impressionnés par ta performance. Tu as démontré des qualités qui font d’un chasseur le meilleur : courage, abnégation, intelligence, faculté d’adaptation… Il a été décidé que, malgré ton jeune âge, tu serais promu Novice à la prochaine Intronisation, d’ici là, va faire soigner ce bras et repose-toi aujourd’hui. Tu retourneras à tes études dès demain.

Les bougies furent soufflées pour signifier la fin de la réunion. L’albinos resta, cependant, debout, incapable de faire le moindre geste. Les paroles du Conseil résonnaient dans sa tête, il en vint même à douter de les avoir bel et bien entendues. Il fallut que la douleur lui rappelle qu’il devait d’urgence se rendre à l’infirmerie pour qu’Armand daigne quitter la salle. En chemin, il se mit à penser à la suite de sa formation : on allait lui affecter un mentor dans quelques mois ; quelqu’un qui le guiderait sur la glorieuse voie du chasseur. Il se prit à rêver : pourvu que ça soit Kerban !

***

Armand regagna sa chambre à la mi-journée. Il avait le bras en écharpe avec interdiction de l’utiliser pour au moins trois mois et demi. L’albinos s’en moquait, il profiterait de ce repos forcé pour devenir parfaitement ambidextre. Après tout, lorsqu’un déviant attaquait, il ne visait jamais les parties du corps les plus faibles. Il devait être parfaitement préparé à manier sa lame et son fusil dans n’importe quelle condition. Il caressait d’ailleurs délicatement la crosse de ce dernier lorsque la porte s’ouvrit à la volée. Frantz se figea sur le seuil, ne sachant pas vraiment comment réagir quand il découvrit que son colocataire était présent. Il esquissa un sourire gêné et déclara :

  • J’ignorais que tu étais là.

Il disparut un instant dans l’embrasure pour discuter avec quelqu’un. Armand tendit l’oreille et capta une voix féminine qui soupira bruyamment avant de s’éloigner. Lorsque Frantz revint, l’albinos, le cœur empli de jalousie, ne put s’empêcher de lui demander :

  • C’était qui ?
  • Ce n’est pas important, éluda le jeune homme. Alors, comment ça s’est passé ?

Armand refoula l’étrange sentiment qui l’envahissait puis raconta dans les moindres détails l’inspection. Frantz était pendu à ses lèvres et quand il eut fini son récit, s’écria :

  • Je savais que tu étais trop doué pour échouer. Bon sang, je n’y crois pas, Novice.

Un singulier éclat se dessina dans ses prunelles perçantes et il lâcha de but en blanc :

  • Il faut qu’on fête ça comme il se doit. J’ai mon après-midi. Allez viens, je t’invite.

Et avant même qu’Armand put refuser, l’albinos fut entrainé à l’extérieur par son camarade.

***

Frantz guida Armand dans les entrailles de la cité, ils passèrent par tellement de petites ruelles que l’albinos se dit qu’il ne pourrait aisément retrouver la Tour de l’Ordre sans l’aide de son ami. Il fut soudain intrigué par une partie de la ville qu’il ne connaissait pas. Tout un quartier était entouré d’un long rempart et une immense grille ouverte, gardée par deux chasseurs, en délimitait l’entrée.

  • Il y a quoi dans ces lieux, s’interrogea tout haut Armand ?
  • Ça, c’est le Havres Gris, lui répondit simplement Frantz.

Mais voyant que son camarade ne semblait pas comprendre de quoi il en retournait, le jeune homme lui expliqua : ces faubourgs accueillent les déviants qui le souhaitent ou ceux qui ont été arrêtés et sont en attente de jugement. Chaque habitant est marqué pour préciser sa nature, le symbole noir interdit toute sortie des Havres, le rouge tolère des incursions dans la cité, le vert permet d’entrer ou de sortir de la ville.

  • Mais il te faut mieux qu’aller t’amuser ici aujourd’hui, déclara vivement Frantz.

Armand ne saisit pas le sens de sa phrase, mais se garda bien de le lui dire. Frantz continua son chemin et ne daigna s’arrêter que lorsqu’il fut devant la porte d’une grande maison. Il entra sans même frapper et l’albinos fut immédiatement agressé par l’odeur écœurant de parfum qui émanait des lieux. Le jeune éphèbe devait être connu dans l’établissement, car une créature plantureuse le héla et lui demanda :

  • Qu’est-ce qui te ferait plaisir aujourd’hui ?

Armand se félicita d’être caché par son masque lorsque son acolyte s’écria :

  • Des femmes et de la bière, plus que de raison !

***

Jamais de toute sa vie Armand ne s’était senti aussi mal. Ce n’était pas tant la quantité d’alcool que les deux amis ingurgitaient depuis déjà quelques heures, mais le fait de voir son camarade entouré de toutes ces femmes. Ces créatures qui le caressaient, l’embrassaient et Frantz y prenait un horrible plaisir. Le jeune homme comprit cet après-midi-là que jamais il ne pourrait avouer ce qu’il avait sur le cœur. Même si c’était un calvaire pour lui, Armand se réjouit d’un maigre détail : son costume était bien trop impressionnant pour qu’une prostituée s’approche de lui. Son secret serait donc bien gardé et ne risquait pas d’éclater au grand jour. Il venait à peine d’effleurer cette pensée que son camarade déclara :

  • Allez les filles ! J’offre le double à celle qui accepte d’aller s’amuser avec mon pote.

Le sang d’Armand se glaça dans ses veines lorsqu’une rouquine se leva en affirmant que ça ne lui faisait pas peur. En quelques instants, il se trouva entrainé à l’étage sans qu’il ne puisse s’y opposer. Il entra presque machinalement dans une chambre joliment décorée. La pièce maîtresse de cette dernière était, bien entendu, le somptueux lit à baldaquin qui occupait la majeure partie du lieu. L’attention d’Armand fut entièrement fixée sur ses draps en satin comme si le simple fait de fermer son esprit à tout stimulus externe pouvait l’aider à passer ce moment gênant sans encombre. Ce fut peine perdue, son cœur s’accéléra lorsqu’il entendit la porte se verrouiller derrière lui. Son corps se tendit. Il lui était, à présent, impossible de cacher son lourd secret. La dame comprendrait. Elle découvrirait son anormalité. Qu’adviendrait-il alors de lui ? L’Ordre le répudierait, l’exécuterait peut-être même. Il tressaillit quand une main se posa délicatement sur son épaule. La jeune femme entra dans son champ de vision, entièrement nue. Il détailla ce corps qui ne lui éveillait aucun désir, ces courbes tout en rondeur qui le dégoûtaient presque. Il eut un mouvement de recul bien trop violent à son goût lorsque la courtisane effleura du bout des doigts son masque. Cette dernière esquissa un sourire charmeur et déclara :

  • Tu souhaites le garder, soit. Le client est roi.

Elle se mit alors langoureusement à genoux et l’esprit calculateur d’Armand dénicha une solution pour se sortir de ce mauvais pas.

  • Non, lâcha-t-il en s’éloignant de la créature. Je ne peux pas.

La jeune femme trouva sa réaction amusante. Elle se redressa en lui demandant :

  • Qu’est-ce qu’il y a, mon lapin ? Tu ne l’as jamais fait ? Tu as honte de ton corps ? Je ne te plais pas ?

Armand secoua la tête et déclara :

  • Ce n’est pas ça. Je…

Il s’efforça à regarder droit dans les yeux la courtisane lorsqu’il mentit :

  • Pour moi, faire l’amour n’est pas un exutoire bestial. Je me réserve pour celle qui fera battre mon cœur. Celle qui deviendra la mère de mes enfants.

Une étrange peine s’afficha sur le visage de la jeune femme et elle se laissa tomber sur le lit en lâchant :

  • Je comprends.

Armand fut désarmé par la curieuse réaction de la rouquine. Il s’empressa de lui assurer :

  • Ça n’a rien à voir avec vous…
  • Je sais, répondit-elle pathétiquement. Je me suis juste prise à rêver ce qu’aurait été ma vie si j’avais aimé quelqu’un comme vous au lieu de ce gros porc.

Elle frotta ses yeux tout en esquissant un maigre sourire. Armand s’agenouilla devant elle et essuya délicatement une larme qui perlait sur sa joue tandis que la jeune femme racontait sa triste histoire. L'homme dont elle s'était éprise avait abusé d’elle avant le mariage pour la délaisser le lendemain de l’acte. Comme elle n’était plus vierge, elle fut chassée de la maison familiale et seule cette vie s’offrit à elle. Armand écouta son récit stoïquement puis l’étreignit fraternellement alors que la courtisane laissait se déverser sa peine. Quand ses pleurs furent taris, l’albinos lui proposa une solution : la Cour des Miracles. Pour y être allé, il savait que ces lieux n’étaient pas un repaire de déviants à éradiquer comme l’Ordre le prétend, mais une cité où chacun peut trouver sa place sans jugement ni critique. Il lui offrit le contenu de sa bourse qui, couplé à la prime qu’elle recevrait ce soir, lui permettrait d’entreprendre ce voyage. La jeune femme s’empressa de refuser, mais l’albinos fut intransigeant : elle en avait plus besoin que lui. Ils restèrent plus de deux heures dans la chambre, la courtisane masquant leurs discussions sous des cris de jouissance puissants et irréguliers. Elle alla même jusqu’à se décoiffer, mais avant de s’éloigner de son faux amant, elle lui avoua :

  • Je crois que je tombe doucement amoureuse de vous.

Armand esquissa un sourire, mais ne lui répondit pas. Il n’éprouvait pas la moindre attirance pour elle, mais sa détresse l’avait touché et il voulait simplement l’aider.

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