9. L’Intronisation
Tandis que les heures défilaient, l’angoisse d’Armand augmentait. Les soulards dans les autres cellules décuvaient peu à peu et prenaient conscience de la situation. Leurs cris désespérés n’aidaient pas l’albinos à se calmer. Il sentait son rêve s’achever, inexorablement. À cette heure-ci, le réfectoire devait se remplir de recrues, appréhendant cet évènement. L’Intronisation commencerait dans quelques minutes et il allait la rater. Tout ça parce qu’il avait voulu secourir un déviant. Il aurait dû fermer les yeux sur le sort de cette jeune fille, après tout si elle vivait aux Havres Gris et devait être enfermée la nuit c’est qu’elle représentait une menace. Pourquoi s’était-il interposé ? Pourquoi n’avait-il pas tout simplement passé son chemin ? Il devait faire fi de ce qu’il avait découvert à la Cour des Miracles et suivre la pensée commune : ces créatures ne sont rien de plus que des animaux, des parasites à purger.
Démoralisé, il ne put retenir un profond soupir sans se rendre compte que le brouhaha ambiant venait subitement de cesser. Un étrange silence de plomb s’était abattu. Il ne fut rompu que par des bruits de pas, lourd et régulier. Armand comprit les raisons de ce calme lorsqu’une immense silhouette se découpa devant sa cellule. Il ne ressemblait à aucun type de chasseur que l’albinos avait déjà croisé : une forme encapuchonnée entièrement vêtue de noir, seules deux prunelles rouges luisaient dans les ténèbres de son chaperon. La créature paraissait bien assez inquiétante pour que personne n’ose lui parler. Elle considéra Armand durant un moment, permettant à l’anxiété du jeune homme de monter d’un cran. Puis, sans que le moindre son franchisse ses lèvres, l’être sortit d’un recoin de sa cape une main pourvue de longs doigts très fins. Sa peau était d’une blancheur comparable à celle de l’albinos parcheminée de veinules bleues. Il déverrouilla la porte de la geôle et l’ouvrit.
Armand hésita un très court instant, mais ne se laissa pas le temps de la réflexion. S’il voulait avoir une chance de participer à l’Intronisation, il ne devait pas perdre une seule seconde. Il souffla un merci à son sauveur puis s’élança en courant dans les couloirs de la tour. Il ne lui restait que quelques minutes pour atteindre le lieu de la cérémonie. Il utilisa son entrainement pour gagner de précieuses secondes, montant sur les murs pour changer plus rapidement de direction et glissant sur les rambardes pour éviter les escaliers. L’angoisse d’arriver en retard rendait son souffle haletant et ses poumons autant que ses jambes brulaient lorsqu’il fut en vue du réfectoire. Un chasseur s’apprêtait à le fermer. Armand l’exhorta de l’attendre et acheva sa course folle par une superbe glissade qui l’entraina juste devant le portier. Ce dernier lui lança un regard des plus désapprobateur, mais consentit cependant à le laisser pénétrer avant de clore définitivement la porte derrière lui.
***
Armand rechercha son souffle durant de longues minutes avant de détailler cette salle qu’il connaissait pourtant bien. Toutes les tables avaient été poussées pour laisser un immense espace dégagé pour accueillir les recrues et leurs futurs mentors. L’albinos dut jouer des coudes afin de retrouver Frantz dans la nuée d’adolescents qui s’amassait là.
- Où étais-tu passé ? demanda l’éphèbe lorsqu’il vit arriver son compagnon de chambrée.
La réponse d’Armand fut des plus laconiques, se contentant d’un simple : je t’expliquerai. La rumeur de la salle s’estompa lorsqu’un membre du Conseil prit la parole. Il commença par vanter les mérites des chasseurs dans un discours aussi long qu’ennuyeux. Il éternisa son laïus en enchainant sur la formation des recrues et leur parcours jusqu’à aujourd’hui pour enfin conclure par l’honneur que certains d’entre eux recevraient de devenir novices. Quand il eut terminé, personne n’osa réagir, de peur que le vénérable se remette à parler. Il sortit de sa poche une liste. Armand sentit alors la fébrilité le gagner, il y avait là les noms de ceux qui allaient être intronisés et il se pouvait probablement que l’altercation qu’il avait eue cette nuit ait changé la donne pour lui. Il continuait à espérer que Kerban devienne son mentor, cependant, une profonde angoisse était venue se greffer à cette attente. Le Conseil lui avait, certes, dévoilé qu’il serait promu à la prochaine cérémonie, mais ils pouvaient se raviser à n’importe quel moment. Menacer un chasseur était-il un événement assez grave pour les faire se rétracter ? C’était une possibilité qu’il était bon d’envisager.
Le vénérable se mit à égrainer des noms sans aucune explication, le groupe d’adolescents se scinda alors en deux parties, suivant qu’ils eurent été cités ou non. Quand l’homme eut terminé son énumération, il annonça au regroupement qu’ils resteraient des Recrues une année de plus. Certains affichèrent une profonde frustration, d’autres, un soulagement de ne pas être refoulés. Frantz était toujours à côté d’Armand, il semblait tendu. Instinctivement, l’albinos s’empara de sa main pour lui signifier silencieusement que les choses allaient bien se passer. Il ne s’attendit pas à ce que son compagnon de chambrée la serre avec ferveur et refuse de la lâcher. Son cœur s’emballa, son esprit se ferma à la crainte qui l’envahissait. Il ne se focalisa que sur ce geste, cet instant. Leurs doigts avaient fusionné ; ce qu’il souhaitait que leurs lèvres en fassent de même ! Le membre du Conseil en face d’eux louait les mérites du premier chasseur qui allait se voir octroyer une recrue. Le nom d’un adolescent fut prononcé et ce dernier explosa de joie, se précipitant vers son précepteur pour lui serrer la main.
Le vénérable continua son interminable discours jusqu’à arriver à un étrange personnage. Tous les mentors étaient des guerriers accomplis qui arboraient une puissante stature, celui-ci jurait par sa grandeur et sa finesse. Ses cheveux sombres lui descendaient jusqu’aux oreilles et il n’avait aucune cicatrice. La seule chose qui pouvait prouver son statut de chasseur était son regard perçant. Armand sentit son acolyte retenir son souffle, cela devait être le fameux Helset, le membre de l’Ordre dont l’adolescent ne tarissait pas d’éloges. L’albinos espéra de tout cœur que son ami fut choisi. Il vit ses prières exaucées lorsque le prénom de Frantz fut prononcé. Ce dernier ne cacha pas son allégresse tandis qu’il rejoignait son mentor, Armand fit mine de le suivre dans sa ferveur, mais au fond de lui, il regrettait que cette promotion ait rompu le lien physique qui les unissait.
Il repoussa rapidement son trouble, car le vénérable venait d’enchainer sur la présentation de Kerban. Il serait peut-être le prochain à être choisi, en tout cas, il l’espérait du fond du cœur. L’introduction lui parut durer une éternité et lorsque le nom de la recrue fut cité, Armand passa par toutes les émotions : surprise, joie puis frustration. Celui qui avait été promu novice partageait avec lui que les premières lettres de son prénom. L’attente continua inlassablement. Le nombre de chasseurs diminuait peu à peu et Armand n’avait toujours pas été convoqué. Il en venait même à douter de l’être aujourd’hui. Il savait que les membres de son groupe n’avaient que deux options : être choisi ou rentrer chez lui. Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il sursauta lorsque son nom fut prononcé.
L’albinos mit un long moment à réagir, trop surpris par cet instant. Il n’avait pas écouté l’éloge monocorde du vénérable et ignorait donc qui assurerait sa formation. Tout espoir s’anéantit lorsqu’il vit le sourire goguenard de son mentor. Il n’avait pas changé depuis hier, la même allure de clochard. Armand s’approcha de Wilhem et lui tendit la main. Le chasseur la saisit impassiblement, mais prit bien soin de lui broyer les phalanges, lui faisant comprendre silencieusement que le jeune homme allait en baver.
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