11. Rencontre avec le passé
Après qu’ils furent délogés de la ville, les gitans s’étaient déplacés d’une lieue vers le sud. Les Romanis avaient arrêté leurs roulottes bigarrées à l’orée d’une forêt. Armand sentit monter en lui un curieux sentiment de nostalgie tandis qu’il contemplait le petit village errant. Bien que le jour soit à peine levé, des enfants jouaient bruyamment dans la neige et des chiens aboyaient au loin. Aux fenêtres de certains charriots, de lourdes couettes prenaient la fraîcheur du matin et un étrange fumet à la fois boisé et corsé régnait sur les lieux. L’albinos ne parvint pas à identifier ce que pouvait être cette odeur, mais il trouva son arôme des plus agréables. Il s’enfonçait un peu plus dans le campement, indifférent aux regards noirs des habitants qu’il croisait et aux murmures qui se propageaient dans son sillage, lorsqu’il capta une douce mélodie. Quelqu’un jouait du violon à quelques pas du chasseur. Armand s’arrêta un instant pour profiter du son chuintant et mélancolique qui baignait les lieux. Il se mit machinalement à fredonner tandis qu’une foule de sentiments l’envahissaient. Le cœur de l’albinos s’accéléra, bien qu’il entendît cette musique pour la première fois de sa vie, il avait l’étrange sensation de connaître cet air. Le violoniste, confortablement installé sur le balcon de sa roulotte, cessa brutalement de jouer et toisa le chasseur avec arrogance.
- Qu’est-ce que tu viens faire ? maugréa-t-il. On n’est pas encore assez loin de ce putain de village ?
- Je suis ici pour poser quelques questions, expliqua paisiblement Armand.
- On n’a rien à te dire, Corbeau. Dégage.
En temps ordinaire, l’albinos se serait emporté face à ce surnom. Il était de notoriété publique qu’on appelle les chasseurs ainsi, mais c’était toujours dans leur dos. Personne n’avait la folie de le faire devant un membre de l’Ordre. Armand sentit l’atmosphère devenir plus pesante à mesure que des gitans sortaient de leurs roulottes pour converger vers l’intrus. Il retira alors délicatement son masque afin que la communauté découvre ses traits. Les rumeurs belliqueuses montèrent étonnamment d’un cran. Le violoniste blêmit soudain et lâcha entre ses dents :
- Putain ! Le bâtard de Sara.
L’air glacé du matin descendit de quelques degrés tandis que les Romanis contemplaient le visage lunaire du chasseur. Armand réitéra sa requête et la voix enrayée d’une vieille dame fendit la foule :
- Viens me voir, mon garçon. Et tu auras tes réponses.
Elle regagna ensuite sa roulotte sans rien ajouter d’autre. Armand se sentait étrangement tendu, presque perturbé. Les gitans semblaient le connaître. Ça ne signifiait qu’une seule chose pour lui : c’était ici qu’avaient vécu ses parents. Sa volonté d’en savoir plus sur ses racines transcenda son enquête et il convergea vers l’habitation de la vieille.
***
Ce qui frappa Armand lorsqu’il pénétra dans la roulotte fut l’atmosphère pensante et mystérieuse qui prédominait. L’étrange odeur qui flottait sur le campement y était mélangée avec une fragrance écœurante de musc et l’albinos retint péniblement une quinte de toux. Les ténèbres régnaient à l’intérieur, faiblement contrées par la lueur chiche de quelques bougies. L’habitation semblait minuscule, mais le chasseur comprit bientôt que la vieille scindait sa vie et son travail par un voile opaque couleur lie de vin. Une table était dressée au milieu de cet espace exigu, la diseuse de bonne aventure y était attablée.
- Assieds-toi Armand, invita la dame de sa voix rayée par l’âge.
Dans cet endroit, l’adolescent se sentait intimidé. Il obéit docilement, essayant de refréner la cadence infernale de son cœur. Il s’apprêtait à en savoir plus sur ses racines.
- Je ne m’attendais pas à ce que tu reviennes ici un jour, avoua la vieille. Tu n’as peut-être pas lu la lettre. Tu ne l’as peut-être pas comprise.
Le malaise de l’albinos monta d’un cran, de quelle missive parlait-elle ? Il resta silencieux, détaillant les rides sur la peau de son interlocutrice. Son cœur manqua un battement lorsqu’elle plongea son regard vitreux dans celui du jeune homme en déclarant :
- Je pensais que mes mots étaient clairs. Tu n’es pas le bienvenu ici.
Armand ne comprit pas pourquoi on l’avait invité si c’était pour le chasser.
- Vous aviez dit que vous répondriez à mes questions, lâcha-t-il d’une voix qu’il aurait souhaitée moins chevrotante.
- Aucune de mes réponses ne te conviendra, répliqua la Romani.
- Alors pourquoi m’avez-vous incité à entrer ?
- George s’apprêtait à te lacérer, mon garçon. Je ne voulais pas que le sang coule en ce lieu alors que nous venons à peine de nous y installer. De plus, je pense que tu as causé suffisamment de tort à sa famille comme ça. Inutile d’en ajouter.
L’albinos fut intrigué par cette phrase chargée de reproches.
- Qu’ai-je fait pour l’offenser ? s’interrogea tout haut Armand.
- Tu existes, mon garçon. Il a déjà eu bien assez de mal à ne pas te pulvériser lorsque tu es né. Il t’a épargné parce que Sara, dans ses dernières volontés, l’a imploré de ne pas le faire. C’est l’unique raison pour laquelle tu es encore en vie.
Armand accusa le coup, sa mère était morte en couche et son géniteur l’avait abandonné. Cela expliquait le ton cassant et froid du joueur de violon. Il s’apprêtait à demander à la vieille dame si cet homme était son père quand cette dernière dévoila une nouvelle partie de son horrible histoire : il était le fruit d’une agression. Sara s’était entêtée à vouloir garder cet enfant maudit malgré les suppliques de son compagnon de le faire disparaître. Elle a payé ce choix de sa vie. Armand était abasourdi, choqué par cette révélation. Il dut se cramponner à la table en face de lui pour ne pas défaillir tandis que la vieille achevait son récit :
- Tu n’as rien à faire ici, mon garçon. Va-t’en avant d’apporter un nouveau malheur sur ce camp.
***
Armand se laissa choir au milieu de la neige sans pouvoir retenir ses larmes. Il n’avait pas tardé à quitter le camp de Romanis après avoir parlé à la vieille dame. Trop bouleversé par ce qu’il avait appris, il ne tenta même pas de faire avancer son enquête. Il n’y avait aucun doute ; le nécromancien qui avait invoqué la goule vivait ici. Or, il ne souhaitait pas y retourner. La gitane avait raison, il avait déjà causé bien trop de malheurs. Wilhem allait certainement le traiter d’incapable, mais il s’en moquait. La voix enrayée ne cessait de résonner dans sa tête, il était le fruit d’un viol. Un enfant non désiré qui n’aurait jamais dû voir le jour. Il était responsable de la mort de sa mère et de l’infortune de son fiancé. Il n’était qu’un fantôme. Un être lunaire qui déambulait sans autre but que de détruire le monde qui l’entoure. Il resta, de longues heures, prostré au sol à pleurer sur son horrible existence.
Armand ne daigna sortir de son chagrin qu’en fin d’après-midi. La neige s’était mise à retomber paisiblement. Dans son désespoir, l’albinos ne s’était pas rendu compte qu’il était transi par le froid qui régnait. Même à travers ses gants, ses doigts piquaient et il frissonna. Il avait perdu une précieuse journée à s’enfermer ainsi dans sa peine et il ne lui restait que demain pour achever son enquête. Le voulait-il vraiment ? Il ne souhaitait pas retourner au camp gitan et pourtant, il le faudrait. Si un nécromancien vivait ici, il devait l’arrêter. Tuer simplement la goule ne préserverait pas le village de la réapparition d’une nouvelle. Il était chasseur, il devait traquer le mal et défendre les victimes innocentes. Il poussa un soupir encore empli de sanglots et se dirigea vers la ville avec une nouvelle détermination. Il commencerait par purger la créature invoquée avant de s’occuper de son créateur.
***
La pleine lune éclairait d’une lueur chiche le cimetière recouvert de neige. Malgré le calme de la nuit, le lieu semblait sinistre. Ce sentiment devait sans doute être renforcé par les arbres nus qui étiraient leurs branches comme autant de doigts abominables. Armand attendait, paisiblement adossé à une pierre tombale. Il fourbissait ses armes, s’assurant que son épée soit convenablement ointe d’une huile contre les nécrophages et que son fusil soit bien chargé de balles consacrées. Ce moment serein juste avant une chasse avait un effet euphorisant sur l’albinos. Son cœur s’accélérait déjà et une imperceptible tension montait à mesure que les minutes s’écoulaient. Il n’avait pas été difficile de trouver la sépulture où la goule se cachait des rayons solaires. La tombe semblait fraîche alors que la personne était décédée depuis quelques années. La terre se mit soudain à s’agiter tandis qu’Armand refermait son fusil avec un bruit sec. Enfin, le moment était venu.
Une main décharnée s’extirpa du sol tandis que l’albinos se redressait, tirant sa lame du fourreau, prêt pour le combat. Il s’était attendu à une créature gauche et maladroite. Le nécromancien l’ayant invoquée devait être puissant, car la goule se révéla agile et rapide. Elle sortit de sa tanière en quelques secondes et fondit sur le chasseur sans sommation. Armand fut pris de vitesse et essuya une vilaine griffure au niveau du ventre. Il recula d’un pas, tout en abattant son épée. L’être évita le coup grâce à un prodigieux bond en arrière. La goule marchait sur quatre pattes dans un mélange d’animal et d’humain. Sa peau décharnée laissait apparaître des os et des tendons par endroit. Son visage parcheminé et en décomposition, encadré par des cheveux filasse et clairsemés, dévoila une rangée d’impressionnants crocs. Le monstre se redressa pour humer l’air comme un prédateur. C’est le moment que choisit Armand pour l’attaquer.
Il arma son fusil et tira. La déflagration résonna dans le cimetière, effrayant une nuée de corbeaux qui s’élevèrent dans la nuit croassant d’indignation. L’albinos esquissa un sourire victorieux. Il venait de blesser lourdement la créature, lui arrachant toute une partie de l’épaule. Son bras gauche pendait à présent lamentablement, uniquement retenu par quelques bouts de tendon. La goule poussa un horrible cri bestial dans lequel on pouvait saisir ses derniers relents d’humanité et fondit sur son assaillant, toutes griffes dehors. Armand subit autant de blessures qu’il en infligeait. Sa lame taillait dans la chair putride, son fusil crachait la mort. Le combat était intense et horriblement brutal.
L’albinos commençait doucement à faiblir, sa première entaille au niveau de l’abdomen saignait abondamment et ses forces l’abandonnaient peu à peu. Ignorant la douleur, il esquissa un sourire de victoire lorsqu’il vit la créature s’effondrer dans la neige maculée de sang dans un ultime râle guttural. Il avait vaincu la goule. Il prit alors conscience de ses blessures. Son souffle était haletant et son corps le faisait horriblement souffrir. Il voulut faire un pas, mais soudain, ses jambes se dérobèrent sous son poids. Armand sombra dans l’inconscience avant même de toucher le sol.
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