16. Vengeance
Ce fut le cœur lourd de frustration et la tête emplie de questions qu’Armand se présenta à son travail ce matin-là. Quelle créature a été assez puissante pour défaire le légendaire Helset ? Qu’était-il arrivé à Frantz ? Était-il mort ; son cadavre pourrissant dans un fossé ? Avait-il été transformé ? Comment réagirait-il s’il croisait la route de son ancien colocataire métamorphosé en déviant ? Aurait-il le courage de le purger ? Klaus se rendit bien vite compte de l’inattention de son protégé et lui demanda ce qu’il se passait. Une autre personne aurait eu une réponse laconique, mais Armand devait tant à la sentinelle des Havres Gris pour lui mentir. Il lui raconta tout : le dédain de Helset qui l’avait royalement ignoré, les interrogations qui, depuis, hantaient son esprit. Le vieux garde l’écouta vider son sac dans un silence religieux, un énigmatique sourire accroché à ses lèvres. Quand le jeune homme eut terminé, il déclara :
- Rien que ça ! Je pensais à quelque chose de bien plus grave.
Armand savait que lorsque ses phrases commençaient ainsi c’est qu’il avait une solution à son problème. Ce matin-là ne fit pas exception.
- Nous sommes aux Havres Gris ! Ici, l’information circule bien plus vite que les rumeurs en ville ? Suis-moi.
Klaus le guida à travers les ruelles sombres et putrides des Havres jusqu’à s’arrêter devant une petite bicoque qui tenait debout par miracle. Il frappa puissamment à la porte, faisant trembler les murs lézardés. Une voix nasillarde s’éleva :
- Eh doucement.
La sentinelle dévoila son identité et pénétra sans y avoir été invitée. Les yeux d’Armand mirent une longue minute à s’habituer à l’obscurité qui régnait dans la maison. Une odeur entêtante de patchouli emplissait l’atmosphère et le décor intérieur ressemblait plus à la demeure d’une petite vieille que celle d’un déviant. Une collection de bibelots prenait la poussière sur des centaines d’étagères alignées au mur. Sur la table, trônant au centre de la pièce, un service à thé finement travaillé reposait sur un horrible napperon jauni par le temps. Un curieux personnage émergea alors de ce qui semblait être la cuisine. Il avait la taille d’un enfant d’une dizaine d’années, mais la carrure d’un homme. Une longue barbe rousse grignotait ses tempes se fondant avec une tignasse qui n’atteignait pas les sommets de son crâne. Le déviant essuya ses petites mains à son tablier couvert de farine et maugréa :
- Klaus, je t’ai déjà dit que je ne voulais pas te voir chez moi. C’est mauvais pour mon…
- Gus, coupa vertement le soldat, indifférent aux jérémiades de son interlocuteur. Armand a des questions.
La créature poussa un soupir et maugréa dans sa barbe tout en prenant place à sa table. Invitant silencieusement ses hôtes à l’imiter. L’albinos se demandait bien quelle pourrait être l’aide de ce curieux personnage, mais lorsqu’il prononça le prénom d’Helset, le nabot ne put retenir un rire tonitruant.
- Il a cru pouvoir venir à bout du couple maudit, annonça-t-il sans se départir de son hilarité.
Armand tiqua, c’était la première fois qu’il entendait ce patronyme. Il n’eut, cependant, pas besoin de poser sa question puisque Gus expliqua de lui-même :
- Androméda et Orion, deux vampires sanguinaires hantent un petit village à quelques lieues d’ici. Ce sont eux qui ont décimé ses habitants il y a déjà quelques années. Tout le monde sait, à présent, qu’il faut éviter cette forêt. Les seuls à s’y aventurer sont les chasseurs insouciants et les voyageurs égarés. L’un comme l’autre n’en ressort jamais. Au fil du temps leur terrain de chasse s’appauvrit et il n’est pas rare de les voir chasser en dehors de leurs terres. Helset en a fait les frais. Le pauvre bougre, malgré ses années de formation, n’a rien vu venir.
Armand s’était abasourdi par les détails que la créature leur fournit. Elle expliqua comment le chasseur était tombé dans leur piège et les endroits exacts où il avait été blessé. L’albinos écouta religieusement, mais une seule question revenait sans cesse à son esprit :
- Et son apprenti ? demanda-t-il, ne pouvant plus longtemps contenir cette interrogation.
- Tué, répliqua le nabot d’un air amusé. Ils l’ont vidé comme un jeune porcelet et son cadavre doit pourrir là où ils l’ont laissé.
Le sang d’Armand ne fit qu’un tour et il frappa violemment du poing sur la table en rugissant :
- C’est de mon ami que vous parlez.
Gus ne fut pas impressionné par son intervention et sans quitter sa bonhomie déclara :
- Pour moi, ça n’était qu’un Novice et il y en a des centaines comme lui qui débarquent ici tous les mois. Je ne considère pas ça comme une perte notable.
***
Klaus était un patron formidable, ne put s’empêcher de penser Armand tandis qu’il chevauchait vers l’Ouest. Le gardien lui avait offert le temps qu’il fallait pour qu’il fasse le deuil de son ami. Il décida donc de retrouver la sépulture de Frantz afin de lui donner un repos digne de ce nom. Chemin faisant, il se mit à penser : était-il maudit ? C’était le second homme qui avait compté dans sa vie et lui aussi venait d’être tué par un déviant. Certes, il n’avait jamais osé lui avouer ses sentiments et leur relation n’avait pas été plus loin qu’une franche amitié, mais il avait hanté ses nuits, tout comme Amaury l’avait fait avant lui. Il interrompit brusquement le fil de ses pensées lorsqu’il vit au loin un groupe de corbeaux qui se repaissaient d’un plat particulièrement succulent. Ils s’envolèrent dans un concert de cris réprobateurs quand Armand mit pied-à-terre. Il s’approcha doucement du cadavre et les larmes lui montèrent aux yeux tandis qu’il découvrit son ami… enfin ce qu’il en restait. Les pillards l’avaient débarrassé de ses armes et de ses bottes, les charognards lui avaient déchiré les entrailles. À présent, corbeaux et vers achevaient leur travail. L’albinos fut incapable de retenir sa peine. Il pleura un long moment son compagnon disparu avant que la tristesse ne laissât sa place à la colère. Son mentor l’avait abandonné sans aucun état d’âme, mais peut-être n’avait-il pas eu le choix. Une haine féroce se distilla alors dans ses veines tandis qu’il offrait une sépulture décente à Frantz. Son esprit fut entièrement englouti par ce sentiment de vengeance. Certes, il n’était pas chasseur, mais il retrouverait ces deux monstres et il leur ferait payer. Dut-il y laisser sa vie !
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