22. La Grande Purge

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  • C’est l’heure.

C’est par cette simple phrase que Klaus sortit Armand de sa méditation. Couvrant son visage de son masque avant de quitter sa chambre, l’albinos refit une dernière fois le point. Ce jour était le plus important de sa vie. Les Havres Gris allaient disparaitre. Pourquoi ? Là n’était pas la question. De toute façon, il ne fallait pas se focaliser sur ces interrogations qui resteraient sans réponse. L’Ordre l’avait ordonné, il devait simplement obéir. Il avait passé toute la nuit à fourbir ses armes, se préparer physiquement et surtout psychologiquement. Il ne devait pas flancher. Son cœur ne devait pas l’emporter sur sa mission. Il devait taire ses émotions pour devenir la main armée de sa confrérie. Qui sait, peut-être serait-il récompensé pour son dévouement et réintègrerait-il l’académie ? S’il se distinguait sur le champ de bataille, l’Ordre pourrait le promouvoir chasseur. Il esquissa un sourire tout en rejoignant Klaus à l’extérieur, il devait impérativement se focaliser sur cet objectif et rester sourd à tout ce que pouvait lui dire son cœur. Orion mourrait aujourd’hui… mais Orion n’était qu’un déviant ; un monstre qui a massacré des milliers d’innocents. Celui qui a laissé pourrir le cadavre de Frantz sans le moindre respect pour son âme.

Armand se répéta une dernière fois ces phrases tandis qu’il ralliait les Havres Gris en compagnie de Klaus. Éclairé par l’aube naissante, le gardien paraissait encore plus vieux, usé par ses années à servir sa confrérie.

  • Tu as le trac ? demanda-t-il comme pour briser le lourd silence qui s’était installé entre les deux hommes.

L’albinos fit non de la tête, il était prêt. Il porterait les couleurs de l’Ordre et défendrait ses valeurs durant ce qui se présentait comme la plus épique des batailles. En ce matin, ce n’était pas la peur qui le submergeait, mais plutôt l’envie de faire ses preuves, de montrer ce qu’il valait.

***

Le ciel était bas, glacial et humide, laissant présager une journée maussade. Un ignoble crachin s’insinuait dans chaque parcelle de ses vêtements, mais Armand n’en avait cure. Klaus lui avait confié une poignée de novices pour effectuer sa tâche et se trouver propulsé à la tête d’un petit régiment le grisait. Il avait lancé ses troupes à l’assaut des premières maisons et restait en retrait, comme un général, laissant ses soldats s’amuser. Aux bruits des armes, se greffèrent peu à peu des cris de détresse. L’odeur de la poudre se mêla à celle du sang. L’heure de la bataille était venue. Il chargea son fusil et s’avança vers une maison proche. Il défonça la porte d’un violent coup de pied et tira sur la première silhouette qui se présenta devant lui. Le crâne de l’individu explosa comme un fruit trop mûr et il s’effondra au sol. Il fouilla minutieusement la maison, mais, ne trouvant pas d’autre occupant, il passa à la suivante. Les heures défilèrent au rythme des morts. Les déviants ne s’étaient pas attendus à cette attaque, il n’y eut que peu de résistance. Ce n’était pas la bataille épique qu’Armand avait fantasmée, mais plutôt un massacre froid. Quelques poches d’opposition s’étaient formées çà et là, mais elles avaient été rapidement contenues.

L’albinos continuait son labeur, écrasant les graines du doute qui germaient de plus en plus dans son esprit : pourquoi faisait-il ça ? Quel crime avaient commis ces gens ? Sa détermination se fissura à mesure que les cadavres s’entassaient. Le tableau qu’il vit au détour d’une ruelle lui ouvrit les yeux sur l’horrible réalité : une jeune femme pleurait, tentant vainement de lutter contre des dizaines de vautours sombres qui assassinaient son enfant. Armand prit alors conscience de l’horreur de la situation : l’Ordre protégeait des civils humains en massacrant des gens dont le seul crime était d’exister. Il se sentit brutalement sale, dégoûté par ses actes. Malheureusement, il ne pouvait rien faire. Il détourna le regard et s’éloigna de la scène. Cette confrérie n’avait pas l’honneur qu’il prônait, leurs valeurs étaient maculées d’hypocrisie et de mensonges. Ils ne cherchaient pas à protéger les innocents de dangereux démons, leur seul but était de détruire ce qui n’était pas humain comme eux. Où étaient les préceptes de Raven Primus dans ces actes odieux ? Ce qu’il voyait aujourd’hui n’était pas le triomphe de la lumière sur l’obscurité, mais une banale trahison de personnes profondément ancrées dans leur propre méconnaissance et qui préfèrent, sans doute par peur, annihiler au lieu de faire l’effort de comprendre. Oui, les gens qui courraient se mettre à l’abri de cette mort inéluctable n’étaient pas humains, mais Armand connaissait presque chacun d’entre eux et à part quelques rebuts, aucun n’était réellement dangereux.

***

Armand passa le restant du massacre à errer dans les ruelles qui n’étaient pas encore touchées par ce déferlement de mort. La peur se lisait sur chacun des visages qu’il croisait. Il portait les couleurs de l’ennemi et aucun n’osa lui demander de l’aide. De toute façon, que pouvait-il réellement faire ? Il était perdu, sa vie venait de s’effondrer et au lieu de quitter cet endroit maudit, il préférait déambuler dans les rues comme un fantôme, s’imprégnant des dernières bribes de ce qu’avaient été les Havres Gris. Il atteignait ce qui serait l’ultime partie du quartier à tomber. Un nombre impressionnant de pauvres hères en perdition s’y massait. Et dire qu’il y a encore quelques heures, Armand les aurait appelés des rats fuyant un navire qui coule. Cette image l’interpella : ces animaux étaient connus pour leur extrême débrouillardise… Et s’il y avait une issue dissimulée dans cette partie du quartier ? Il sut qu’il avait vu juste lorsqu’il constata la panique des déviants à son approche. Ce n’était pas un simple spectateur pour eux. Il représentait l’Ange de l’Apocalypse.

Une silhouette familière se découpa au milieu de cette marée humaine : Orion. Il se tenait fièrement à la tête de la cohue, prêt à repousser les assauts des chasseurs à grands coups d’épée. Angelina était à ses côtés, mais une jeune fille bien différente de celle qu’Armand avait croisée il y a quelques jours encore. Son visage avait perdu la moindre imperfection qui faisait sa beauté. Dans ses yeux brillait la flamme du prédateur. Elle avait préféré la voix des ténèbres à la mort qui lui tendait les bras. Ses mots claquèrent dans la tête de l’albinos comme un coup de fouet :

  • Je pensais que tu étais quelqu’un de bien, Armand, tu ne m’inspires que du dégoût. Qu’es-tu venu faire ici ? Nous exterminer ? Pourquoi ? Parce que nous sommes différents ? Regarde-toi. Qui est le plus monstrueux de nous ?

Elle avait raison et l’albinos s’apprêtait à lui répondre lorsqu’il entendit derrière lui les pas oppressants de l’armée de l’Ordre. L’heure était venue de choisir un camp : se rallier à sa confrérie et devenir ce qu’il s’était toujours juré de combattre, soutenir la fuite des déviants et tomber sous les coups de ses frères ou fuir comme un lâche et laisser les choses se faire sans prendre parti. La dernière option fut tentante jusqu’à ce qu’il croise le regard d’Orion. Sous la couche de détermination et de défiance qu’il affichait, Armand décela une peur incommensurable de mourir. Ses traits lui rappelèrent le visage horrifié d’Amaury figé dans une panique éternelle. Il ne pouvait soutenir les exactions de l’Ordre, il était également criminel de fermer les yeux. Il tira doucement son épée au clair, voyant la foule devant lui frémir d’effroi, mais au lieu de fondre sur elle, il se retourna fièrement vers la troupe qui s’avançait vers eux. Sa main se posa sur son masque et il le retira. Il était inutile, à présent, de continuer à dissimuler la pâleur vampirique de son visage. Il ne souhaitait plus être accepté par cette confrérie. À cet instant, ses frères devinrent ses ennemis.

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