Nouveau chemin 4/

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Au sortir de la leçon, l'esprit empli d'Histoire juridique, législative, judiciaire et religieuse, Adelin chercha un lieu où s'offrir une coupure avant de rejoindre sa petite sœur. Malgré les trois étages, les caves, les greniers et la multitude de pièces, il sut qu'il chercherait en vain à cette heure de la journée. Leur manoir fourmillait de serviteurs, de clients, de gardes et de membres de sa famille accompagnés de leurs suites. Frustré, il s'attendit à enchaîner avec la présentation des catacombes à Eyaëlle. Cette dernière arriva avec vingt bonnes minutes de retard, qui lui permirent d'obtenir un semblant de pause... parasitée par l'envie d'allumer des feux. Des fourmis pulsaient dans ses veines, la sensation de manque lui donnait des palpitations accompagnées de sueurs froides, il devait se concentrer pour retenir des tremblements.
La voix de sa sœur le sortit de cette transe. Adelin se gratta le poignet, signalant qu'il voulait du silence pour le moment. Refroidie par cet accueil, elle acquiesça tout de même et le suivit sans mot dire, sa petite main accrochée au coude de son aîné.
Tous deux attendirent d'atteindre le second sous-sol, avant que la rousse ne tire la manche de son guide. Devant son regard apeuré et suppliant, il se sentit fondre. Elle n'avait pas à faire les frais de sa fêlure, alors qu'elle devait déjà affronter ses peurs. Aussi, il lui sourit, levant sa propre demande de silence.

  • Tu peux mettre ton feu blanc ? S't'eu plaît ? Sur la torche ?

Adelin s'excécuta. D'une main, il étouffa la flamme naturelle, de l'autre il alluma son poing. Eyaëlle savait, pour son plus petit briquet du monde, après avoir surpris une de ses conversations avec Albin. De toute évidence, elle savait garder un secret. En trois ans, aucune fuite d'information n'avait été à déplorer.
L'espace de quelques secondes, ils ne furent éclairés que par les flammes sur le poing brandi. Le temps qu'Adelin éprouve les contours de la torche avec sa magie, puis l'en imprègne. La totalité de l'objet se couvrit de feu d'argent, donnant aux pierres des teintes d'acier poli.
Ils poursuivirent leur descente jusqu'au bas des escaliers, deux niveaux plus bas. Eyaëlle en était à se cacher sous le bras d'Adelin, qui faisait des efforts pour garder un pas qu'elle pouvait suivre ainsi collée à lui.
La pierre noircie par l'humidité était fissurée voire écartée par endroits par des racines anciennes. En ces lieux froids, poussiéreux et envahis d'araignées reposaient les premiers Digitfractor. Le matériau des tombes évoluait avec leur statut. L'escalier débouchait sur un hall haut de trois mètres, assez vaste pour qu'une quinzaine de personnes s'y tiennent à l'aise.
Le couloir suivant servait déjà de lieu de repos à des membres de la famille, allongés dans des alcôves scellées de pierre et de plomb. Adelin se remémora sa propre première visite, et suivit ce vécu.

  • Eyaëlle, ici reposent les membres de notre famille qui ont vécu l'anoblissement, il y a très exactement trois cent quarante ans.

En parlant, il approcha la torche d'une plaque mentionnant David Brisedoigts, décédé à l'âge de cinquante-neuf ans.

  • Tu dois savoir qu'à cette époque, notre famille s'est scindée en deux. Autrefois, nous nous trouvions du mauvais côté de la loi, nous avions la main-mise sur tout un cartel basé sur les jeux, le prêt d'argent, l'intimidation, le chantage... avec une méthode qui nous valait une certaine renommée et notre nom. La branche Brisedoigts existe toujours aujourd'hui, nous entretenons encore quelques liens avec eux. Ce n'est pas par loyauté au sang, mais pour rester au courant de ce qui peut se tramer dans l'ombre... comme eux suivent ce qui se passe dans les hautes sphères. Notre ascension actuelle les avantage bien, en contrepartie nous pouvons leur demander parfois quelques... services souterrains. Seule notre mère a des liens avec eux, comme son père avant elle... et ces liens se limitent à un unique interlocuteur de l'autre côté. Ces relations sont un secret de famille, la Teigne...
  • Pourquoi c'est Mathilde qui devait me montrer ?
  • Mère espérait qu'elle te fasse faire une première visite, que tu t'imprègnes mieux des explications lors d'une nouvelle descente. Elle t'aurait montré les grands noms de notre sang, et peut-être aidée à vaincre ta peur des souterrains.
  • Je connais le terme, tu sais.
  • Ah oui ? Alors, qu'es-tu ?
  • Claustro.
  • Le mot en entier, la Teigne ?
  • Claustrophobe, faffe de poiffon bouffie.

Le surnom fit rire Adelin. Il entendait toute la tension dans la voix de sa sœur, et décida de lui passer ce vieux surnom dont elle l'affublait depuis ses trois ans. La Teigne venait d'ailleurs de peu de temps après, quand elle prenait trop de plaisir au jeu de la bagarre.
Adelin leur fit traverser divers couloirs, diverses pièces en enfilades parcourues de quatre étages de défunts encastrés dans les murs, jusqu'à atteindre une pièce circulaire de vingt mètres de diamètre. Il se souvenait des travaux récents pour y faire installer le marbre noir parcouru de veines blanches, les statues d'onyx et d'obsidienne, le tout agrémenté de bois d'alisier... tout, pour rendre honneur au premier Digitfractor annobli. Dessinant les cinq rayons du demi-soleil de leur pays, sa femme et leurs quatre enfants reposaient près de lui. Devant le mausolée luxueux, trônait une statue de Rhamée haute de trois mètres.

  • Ici reposent les fondateurs de notre anoblissement. Sans eux, nous serions toujours une famille de la pègre. David à l'entrée était le frère de Patrick, tout premier Digitfractor du nom.

Il relata ensuite comment Patrick s'était lassé de son existence de fraudeur et de malfrat. Comment il était parvenu à convaincre une partie de sa famille de sortir de l'ombre et du crime, pour s'adonner à la Lumière... et profiter des avantages à se trouver du bon côté de la loi. Comment il vendit les opposants les plus dangereux aux autorités, qui surent l'en récompenser.

  • Quand Patrick a été renié, il ne possédait plus rien. Son casino, ses mercenaires associés... il avait tenté de sauver cela avec les primes reçues, mais à part son titre et nos terres d'origine, il ne possédait plus rien. Alors il s'est retroussé les manches, il a travaillé. À l'époque comme maintenant, un noble qui balaie pour gagner sa vie, ça passe mal. Mais ceux qui l'ont suivi voulaient vraiment qu'on s'élève aussi haut que possible. À force, ils ont pu lancer des travaux pour que s'élève notre manoir... à la place de l'ancien casino de notre ancêtre. Ils ont juste vu les fondations calcinées et les débris être nettoyés. Il nous aura fallu attendre deux générations pour obtenir une maison acceptable pour notre nouveau titre.
  • Attend, son casino a cramé ?
  • Les Brisedoigts nous en ont voulu longtemps... ça fait tout juste cent soixante-treize ans que nous pouvons leur servir à quelque chose. Donc ils nous tolèrent... comme nous les tolérons. Tu sais, pour des nobles, surtout en pleine ascencion nous subissons très peu de tentatives d'assassinat. Mais si un jour tu viens jeter un coup d'œil aux dates du premier siècle, tu te rendras compte que rares étaient ceux à dépasser les trente ans. D'où notre habitude à savoir cuisiner nous-mêmes et à nous battre... Quant au notariat, Patrick et sa femme ont sacrifié beaucoup pour envoyer leurs enfants à Novaesium, où ces derniers ont appris ce métier, convaincus des bénéfices à en retirer. Accessoirement, nombre de Brisedoigts connaissaient déjà les lois pour les contourner... on peut dire que connaître pour mieux s'en servir est de famille. En cela, nous avions un avantage. Ces enfants ont d'ailleurs vécu longuement à la capitale, et n'en sont revenus que pour mourir sur les terres qui les ont vu naître. Ce sont leurs descendants qui ont pérénisé notre présence et notre activité ici. Garde toujours cela en tête, Eyaëlle. Nous venons de plus bas que la plèbe. Nous avons été mendiants, voleurs, manipulateurs. Nous avons épuré et sacrifié une partie des nôtres pour nous élever. Chacune des actions de mère rend hommage à cela. Sous sa férule, nous nous élevons à une vitesse folle. Quand je suis né, notre maison ne possédait que deux étages, nos souterrains ne comptaient pas autant de caves et de passages secrets qu'aujourd'hui, nous commencions tout juste à installer de premières tapisseries, nous n'avions pas une trentaine de chevaux comme aujourd'hui. Nous ne pouvions nous permettre d'avoir l'eau courante, ni même de faire appel à des précepteurs connus et réputés. Je ne te parle même pas de l'importance de notre milice, ou de la chute des Cippus à laquelle nous assistons. Nos parents se partageaient un seul et même bureau.
  • Mère est forte.
  • Très forte. Maintenant, elle peut compter sur Nathanaël et Hermione pour poursuivre notre ascention via le notariat. Albin apporte son concours depuis la milice, Naïa nous ouvre des perspectives intéressantes dans le commerce hors de nos terres, surtout maintenant que le vin Cippus nous est peu à peu cédé. Je ne sais pas encore comment je contribuerais à notre élévation... mais je puis t'assurer que j'y participerais.
  • ... Adelin ?
  • Oui ?
  • Pourquoi on veut monter ? On est riches, on est puissants, déjà. Pourquoi on veut plus ?
  • Il m'arrive encore de me poser la question. Puis je vois Père. Plus nous aurons de pouvoir, plus nous pourrons agir pour les gens du commun, comme lui. Lui connaît les injustices en tant qu'homme du peuple, il les a vécues. Sa famille les connaît encore. Nos parents veillent à ce que l'on connaisse autant que possible la vie de la population générale, pour que l'on sache quelles sont leurs problématiques, qu'est-ce qui leur paraîtra insignifiant ou important. À force, nous pourrons espérer devenir législateurs, Juges, intégrer des ordres sacrés... et à partir de là, améliorer durablement la vie des citoyens. Parce que nous n'oublions pas nos racines. Nous avons été des mafieux, des malfrats. Certains membres de notre famille étaient des paysans, des artisants, des artistes. Plus nous allons dans les hautes sphères, plus nous avons de chances de nous faire entendre de l'Archonte. Donc plus nous aurons de chances de l'influencer.

Adelin s'interrompit. Son bras fatiguait, il fit passer la torche dans son autre main. Eyaëlle suivit la source de lumière sans se détacher de lui. L'Allumé se rendit compte des efforts qu'elle faisait pour lutter contre son angoisse des lieux souterrains, en remarquant que même ainsi il sentait le cœur de la petite rousse battre à travers sa poitrine et leurs vêtements. Pourtant, elle n'en montrait rien. Il salua intérieurement sa force.
Tandis que sa magie changeait aussi de bras, il se sentit parcouru d'un frisson. Plus de feu. Il voulait irradier de feu. Le voir danser sur les toiles d'araignées, la poussière, les cercueils, s'emparer des dalles scellées au plomb et embraser les corps. Que ne donnerait-il pas, pour se trouver au centre d'un sublime brasier ? Quelle splendeur ce serait !
Le mage se rendit compte à temps qu'il approchait trop sa main enflammée d'une colonne d'alisier. Hypnotisé, il hésita. Quel mal y avait-il à embellir ces lieux sinitres et froids, à leur donner un peu de vie ?
Quelque chose le gênait pour respirer. En sueur, il baissa les yeux et éprouva... tout à la fois un vertige, et une sensation de fièvre. Eyaëlle. Le feu lui irait bien. L'espace d'un instant, il l'imagina la peau couverte de cloques avant de fondre, ses cheveux roux nourrissant de merveilleuses flammes et parcourant ses vêtements, la transformant en torche humaine... quelle beauté lui fit deviner son esprit.

  • Adelin tu fais peur... gémit-elle en le serrant plus encore.

Ce dernier cessa de respirer. Il se sentait étrange...

  • Tu sues et tu fais peur... insista-t-elle.

L'esprit flottant, son aîné détailla avec envie la colonne de bois. Avec ceci, l'incendie ne prendrait pas, cela ne servirait à rien. Il voulait un feu bien plus important. Du feu bien vivant, vif, dansant et chantant en ces lieux dédiés à la mort froide et inerte...
Hérésie...
Pensée hérétique....
Une douleur à la mâchoire lui permit de reprendre pied avec la réalité. Assez pour adresser une prière à Rhamée, la supplier de lui permettre de résister à ses pulsions, au moins d'épargner sa sœur. Il ne se passa rien. Ni apaisement, ni agravation.
S'obligeant à respirer et à déserrer les dents, Adelin grogna :

  • On remonte Eyaëlle. Maintenant.

La petite parvint à l'étreindre avec encore plus de force. Comment une fillette avec de si petits bras pouvait l'enserrer ainsi comme un étau tenait du mystère. Un claquement sec le fit paniquer. Ses mains allaient très bientôt crépiter. Il devait rejoindre sa chambre au plus vite.
En tentant de bouger, il sentit qu'Eyaëlle était tétanisée. Par la Lumière, ils crisaient en même temps ! Aiguilloné par la peur, il parvint à la soulever et à monter quatre à quatre. Devant la dernière volée de marches, il éteignit son feu par miracle, la déposa au sol, lui attrapa les épaules et lui haleta :

  • Désolé pour ça, je ne t'ai pas tout montré, faut que je monte maintenant.

Il planta sa sœur là, et put enfin monter jusqu'à sa chambre au deuxième étage, claquant la porte. Les mains prises dans des flammes d'argent et d'acier, il put enfin les mettre sous l'eau de sa salle de bain, épuisé, les vêtements collés à la peau par une sueur moite.

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