Loin des yeux, loin du coeur.
- Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur…
Encore.
- Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur…
Les yeux fermés, la jeune femme ressassait intarissablement la même phrase sans se fatiguer. Elle en avait tant besoin.
C’était sa manière à elle de se détacher de ses émotions et de rester stoïque lors d’un affrontement.
Sa façon à elle de focaliser son attention sur la tâche singulière qu’elle avait à accomplir : anéantir son adversaire sans états d’âme.
Aujourd’hui, plus que tout, Dyadi comme on l’appelle – de son vrai nom grec Dyadikótita –, en avait besoin.
C’était le jour où sa vie allait basculer : celui de la lutte fratricide.
Le jour où, à l’issue d’un combat à mort, le vainqueur achevait sa formation de spadassin et en devenait un à part entière.
Quant à son opposant, il faisait office de première victime du nouveau tueur à gages, occis.
Après tant de temps recluse dans l’Enclos, vulgaire appellation donnée au lieu de vie des apprentis – endroit médiocre dans lequel ils ne pouvaient s’adonner qu’à trois activités toutes plus lancinantes les unes que les autres : s’alimenter, faire leurs besoins, et combattre leurs semblables – Dyadi avait enfin été choisie par Alítheia, leur maître à tous et illustre oracle, pour effectuer son examen final.
Elle avait eu une dizaine de minutes pour se préparer, Alí estimant un véritable assassin toujours sur le qui-vive, paré à intervenir.
Désormais, c’était à son tour de jouer. Son destin était entre ses mains. La fillette sage et innocente qu’elle avait été pendant une quinzaine d’années se devait de disparaître pour laisser place à sa nature meurtrière qu’elle n’avait cessé d’enfouir. Quel que soit son adversaire.
- Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur...
Encore.
Face à elle, une jeune fille du même âge aux cheveux châtains qui n’avait pas l’air de vouloir l’attaquer, se contentant de l’observer dans sa lente métamorphose intérieure.
- Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur...
Encore.
Vêtue uniquement d’un chilton long, son ennemie d’un instant – semblable à Dyadi en tout point – tenait négligemment son Kopis, semblant refuser l’affrontement. Pourtant, elle savait ce qui l’attendait.
- Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur. Loin des yeux, loin du cœur...
Dyadi, en tailleur depuis l’entame du combat, se redressa spontanément. Ses paupières étaient maintenant closes. Seuls l’ouïe et le toucher lui serviraient à l’exécution de son objectif, à l’exécution tout court.
La pupille d'Alí ne se focalisait plus sur rien, si ce n’était les organes vitaux de sa future proie à atteindre, et se dirigea vers la jeune fille d’un pas lent et impudent.
Sa marche pourtant concise lui parut interminable. Elle se surprit plusieurs fois à tendre son oreille pour s’assurer que son opposante n’avait pas bougé, bien que le soupçon de mansuétude qui restait en elle savait que cette dernière ferait face à sa destinée.
Arrivée à son niveau, elle abrégea le supplice des deux antagonistes et asséna à la jeune fille une frappe d’estoc en plein cœur. Pendant un instant, la Dyadi meurtrière resta impassible en songeant à l’assassinat qu’elle venait de perpétrer, puis elle revint à elle et enlaça passionnément la martyre.
Sa première victime – sa soeur jumelle du même nom, laquelle était surnommée Kótita de manière à les différencier – perdait progressivement conscience.
Un gong se fit entendre.
Sous ses paupières toujours closes, Dyadi pleurait à chaudes larmes Kótita.
C’étaient les dernières larmes que le nouvel assassin allait verser de sa vie, car, jointement à ce chagrin, s’en allaient les ultimes traces de son humanité.
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