Première morsure

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 — La rumeur court que le Monstre se serait battu avec une bête féroce et s'en serait sorti avec cette cicatrice hideuse.

 — Il faut être complètement fou pour faire ça ! Si ça se trouve, c'est un dangereux psychopathe qui s'est échappé d'un asile.

 Caché sous la capuche de son sweat-shirt noir, Chung-hee rasait les murs, comme s'il avait pour seul désir de se fondre dans le béton et disparaître. Il ignorait les regards méprisants qui suintaient la peur. Son casque vissé sur ses oreilles, la musique recouvrait les murmures insupportables à son encontre. Les autres étudiants l'affublaient de « Monstre », à cause de la grande cicatrice qui barrait son œil gauche et s'étendait sous sa pommette. Elle formait trois entailles parallèles, semblables à la griffure d'un animal sauvage.

 Ils allaient tous de leurs théories, plus rocambolesques les unes que les autres. Il était devenu malgré lui un phénomène de foire dont peu osaient s'approcher. Chung-hee ne leur prêtait jamais attention, ce serait pour lui leur accorder de l'importance.

 Plongé dans les paroles de Linkin Park, il n'entendit pas tout de suite que son camarade le hélait.

 — Hey, Chung-hee !

 Le jeune homme se précipita vers lui, mais à cause du sol glissant, il tomba de tout son long. Quelques feuilles blanches volèrent, des éclats de rire s'élevèrent dans le couloir. Le vacarme sortit Chung-hee de sa léthargie. Il se retourna et remarqua l’attroupement autour d'un jeune homme, roux, à l'allure frêle, qui tentait de récupérer son cahier, réquisitionné de force par cette armoire à glace de Travis Calaghan.

 Blond aux yeux bleus, ce mec se tapait tout ce qui était composé d'une paire de seins et d'un vagin, un tant soit peu agréable à mater. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il jouait dans l'équipe de football de l'Université en tant que Quarterback. Chung-hee, lui, le trouvait aussi con qu'un manche à balai. Non, rectification, ce serait insulter les balais qui eux, au moins se montraient utiles, pensa le Coréen avec amertume. 

 Furieux de voir son ami se faire ridiculiser de la sorte, il s'approcha en trombe de la scène, bousculant au passage des spectateurs un peu trop euphoriques. Il se plaça d'autorité entre Gabin et Calaghan. Surpris, Travis s'immobilisa une fraction de seconde, assez pour permettre à Chung-hee de lui arracher l'objet des mains.

 — Fiche-lui la paix, Travis ! Gabin ne t'a rien fait !

 Plusieurs secondes s'écoulèrent durant lesquelles Calaghan foudroya l'Asiatique du regard. Il pouvait voir sa mâchoire se contracter avec force. Travis ne lui pardonnerait pas cet affront. Il le lui ferait sûrement payer plus tard, mais Chung-hee n'en avait que faire. Il avait les épaules assez solides pour supporter le calvaire que lui faisaient vivre ses détracteurs. En revanche, il était hors de question qu'on s'en prenne à son ami. Il continuerait à le défendre coûte que coûte.

 L'autre garçon croisa ses bras musclés, faisant tendre le tissu de son t-shirt blanc au maximum. Ses lèvres pleines s'étirèrent en un rictus moqueur.

 — Voyez vous ça. Le Monstre qui vient au secours de sa petite copine, si c'est pas mignon. Je m'en tape qu'il m'ait fait quelque chose ou pas, j'aime juste pas sa gueule.

 Travis fit un pas vers Chung-hee et lui chuchota, presque menaçant :

 — Mais je déteste encore plus la tienne.

 — Alors, arrête de la regarder, tu ferais pour une fois preuve d'intelligence.

 Des exclamations retentirent. Les yeux de Gabin s'écarquillèrent d'effroi. Chung-hee jouait avec le feu, il le savait. Provoquer Calaghan ne lui apporterait que davantage d'ennuis, mais il n'avait pas pu s'en empêcher. Ces mots étaient sortis tous seuls. Un rire psychotique, qu'il ne connaissait que trop bien, lui provoqua un désagréable frisson.

— Que t'arrive-t-il, Chung-Hee ? Tu veux déjà mourir ?

 Sans crier gare, Travis l'empoigna par le col et le plaqua violemment contre le mur, sous le regard horrifié de Gabin. Figés, les autres étudiants n'osèrent intervenir et se contentèrent d'observer la scène. La tension était palpable. On aurait pu fendre l'air avec un couteau. L'Asiatique entendait leur cœur battre à tout rompre. La brute épaisse avait le sang chaud. Tout le monde connaissait sa réputation de bagarreur. Petit déjà, il n'avait pas peur d'utiliser ses poings pour se défendre ou protéger ses amis, ce qui lui avait causé bien des problèmes.

 Les narines de Calaghan se dilatèrent, ses dents se serrèrent avec une telle colère qu'une veine apparut sur sa tempe. Imperturbable, Chung-hee le fixa droit dans les yeux et attendit de voir ce que son assaillant lui réservait cette fois-ci.

 — Ça t'amuse de te foutre de ma gueule ?! rugit-il. Je vais t'apprendre à te payer ma tête, sale p'tite pédale !

 Joignant le geste à la parole, il leva le poing, prêt à l'envoyer direct dans son faciès, lorsqu'une poigne ferme l'en empêcha.

 — Calme-toi, Travis.

 Un peu plus petit et plus fin que Travis, le nouveau venu arrivait sans mal à lui tenir tête. Il était très élégant dans sa veste et son pantalon de costard noir. Sa chevelure brune était coiffée en arrière, une petite barbe de trois jours dévorait une mâchoire anguleuse et virile, soulignée par un nez droit. Ses traits semblaient être sculptés au couteau tant la dureté émanait de chaque fibre de son corps. Son regard ténébreux, aussi brillant que l’émeraude, observait le fauteur de trouble avec une telle intensité qui forcerait quiconque à se soumettre. Pourtant, Travis restait concentré sur l'Asiatique.

 Les prunelles ancrées dans celles du blond, Chung-hee ne flanchait pas. Malgré ses lunettes noires, le rugbyman discernait toute la détermination qui coulait dans ses yeux bridés. Aucune peur ne transparaissait, et cela l'énervait davantage. Son bras en trembla de rage. Il avait la furieuse envie d'abattre ses phalanges sur sa sale petite gueule.

 — Travis, insista son camarade d'un ton menaçant, sa prise se raffermissant sur son poignet.

 Calaghan poussa un profond grognement puis consentit à le relâcher. Il se promit tout de même de lui faire la peau la prochaine fois. Il baissa la tête à sa hauteur pour qu'il soit le seul à entendre et susurra, fielleux :

 — On dirait que c'est ton jour de chance, p'tite pédale, mais ne crois pas que j'en ai fini avec toi. Tu vas me le payer, je te le garantis.

 Sur cette menace, il tourna les talons, irascible. Il bouscula au passage son ami qui ordonna à l'assemblée de déguerpir. Celui-ci contempla Chung-hee un court instant avant de rejoindre son camarade dans cette marée noire, un sourire énigmatique en coin.

 Chung-hee aida Gabin à ramasser le reste de ses affaires. Des brocards leur arrivèrent aux oreilles, mais ils ne relevèrent pas. Ils venaient de se débarrasser de leur bourreau, ce n'était pas pour s'en mettre un autre sur le dos.

 — Merci, Chung-hee.

 — Ça va ?

 Le rouquin hocha la tête.

 — Que s'est-il passé ?

 — Comme d'habitude. Travis a voulu faire son intéressant devant les autres et a profité que je me sois ramassé par terre pour se servir de moi comme marionnette.

 — Quel con !

 Chung-hee serra les dents.

 Gabin haussa les épaules. Il ne se sentait pas aussi courageux que son ami face à ce molosse, alors il se contentait de se faire le plus discret possible et de subir. Peut-être que Travis finirait par se lasser ? Il pouvait continuer d’espérer.

 — Et toi, ça va ? J'ai bien cru qu'il allait finir par te tuer. Je suis désolé, finit-il par murmurer, accablé.

 Chung-hee fronça les sourcils, puis son ami reprit : 

 — Tu t'es attiré les foudres de Travis à cause de moi parce que tu voulais me défendre. Je suis désolé, je ne t'apporte que des ennuis.

 — Ne t'en fais pas, je vais bien. Et puis, je n'allais pas le laisser s'en prendre à toi sans rien faire. De toute façon il aurait quand même trouvé un prétexte pour me faire ma fête, alors un de plus ou un de moins...

 Gabin lui sourit. Il était reconnaissant d'avoir un ami comme Chung-hee. Les deux camarades ne se connaissaient que depuis trois mois, mais il avait l'impression qu'il pouvait compter sur lui et que l'Asiatique ne le laisserait jamais tomber. Il ne le jugeait pas.

 D'aussi loin qu'il s'en souvienne, Gabin avait toujours été seul, sans copain avec qui jouer. À l'école il était le souffre-douleur à cause de ses cheveux roux. « Poil de carotte », « Mandarine », « Rouquemoute »... Il ne comptait même plus tous les surnoms blessants qu'il avait injustement reçus durant son enfance.

 Gabin était le premier et le seul à avoir su lire au-delà des apparences. Il ne saurait expliquer pourquoi il l'avait abordé alors que les autres cherchaient à le fuir.

 Assis seul au fond de l'amphithéâtre, Chung-hee fixait sa feuille vierge en attendant le début du cours. Une mélancolie émouvante avait redessiné chacun de ses traits. Gabin se rappelait s'être demandé comment on pouvait avoir l'air si triste. Il s'était approché et d'une voix mal assurée, lui avait demandé l'autorisation de s'asseoir à côté de lui. Surpris que quelqu'un lui adresse la parole, l'Asiatique ne lui avait pas répondu tout de suite.

 La solitude ne le gênait pas, Chung-hee s'était habitué à sa compagnie au fil des années. Mais depuis qu'il connaissait Gabin, il avait appris à apprécier la présence d'une personne. Ou mieux, d'un ami.

 Dans ses rares moments où il laissait exprimer ses émotions, Chung-hee afficha un sourire discret.


***

 Un pli barrait son front. La colère coulait dans ses veines et animait chacune de ses cellules comme un puissant venin. Son corps était tendu, son cerveau bouillonnait.

 — Je peux savoir pourquoi t'as fait ça, Devon ?! hurla Travis dans les toilettes. J'allais lui en foutre une pour son insolence et s'être foutu de ma gueule devant tout le monde !

 — Justement, devant tout le monde. Il aurait suffi qu'il y ait un abruti qui parle et tu te serais fait virer, sombre crétin !

 Furieux, Calaghan envoya son poing dans la première porte qui trembla sous la force du coup. Le blond avait trop besoin de se défouler. Ce soir, il irait à la salle de boxe. Là-bas au moins, on ne le privait pas de cogner. Personne pour l'admonester. C'était son temple, son remède contre la coIère. Il était son seul adversaire.

 Comme un lion en cage, il fit les cent pas, lorsque la porte des toilettes s'ouvrit sur un étudiant de première année. Les deux amis d'enfance toisèrent l'intrus, qui détala aussi vite qu'il était apparu.

 — Merde ! jura Travis. Comment ose-t-il me défier ?! Cette petite pédale mériterait une bonne correction !

 — Et c'est ce qu'il aura, alors maintenant, calme-toi et ferme-la ! J'ai une idée.

 Travis se retourna vers Devon, intrigué par ses paroles. Le rictus mauvais et la lueur malsaine qui brillait dans les yeux verts de son comparse accentuèrent le froncement de ses sourcils. Quelle idée tordue Devon avait-il encore eue pour empoisonner la vie de leur cible préférée ?

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