Chapitre 1: L'art de gérer un barman ivrogne
Siarl fulmine. Pire, même, il grogne, il tape du pied et s’énerve comme un enfant. Il regrette son ignorance, sa carence de vocabulaire qui lui permettrait d’exprimer à quel point cette colère le consume, lui dévore les entrailles. Comme chaque fois que les mots lui manquent, son poing est allé s’écraser dans le faux lambris peint du mur, rencontrant avec violence la dureté de la pierre et du métal qui composent réellement la cloison. Il lâche une nouvelle insulte, de douleur cette fois, tandis qu’il secoue mécaniquement sa main blessée. Le jeune homme souffle dessus comme si cela pouvait atténuer sa souffrance, ajoutant quelques autres jurons fleuris à sa logorrhée. Enfin, un soupir de résignation se dégage de ses lèvres fines. Son regard balaye le long couloir désert qui s’étale devant lui. La tenture de velours vert qui confère cet effet capitonné au premier étage. Les colonnades aux ornements végétaux élégants sculptés pour donner l’illusion du bois si rare et cher que finalement, on ne le réserve qu’aux endroits que les clients auront l’occasion de toucher comme les portes. Aucun tableau, aucune personnalisation ne vient troubler l’ensemble uniforme. Cela manque, il trouve. Il avait l’habitude, avant, de l’atelier aux murs chargés d’esquisses et d’essais, d’œuvres finies en passe d’être encadrées et vendues ou d’exemple de portrait pour attirer les commandes et le chaland.
Nouveau soupir, de nostalgie cette fois-ci, et Siarl reporte son attention sur sa main douloureuse qui se rappelle à son bon souvenir. Il faut qu’il se soigne rapidement afin d’éviter des déconvenues. Le rouquin avance à grands pas. Sa peau claire, presque trop pâle se détache sur la tapisserie vert sombre. Sa silhouette de taille moyenne, plutôt anguleuse qui lui donnait des airs d’adolescent mal dégrossi remonte agilement ce couloir faiblement éclairé qui lui semble interminable. Cependant, le temps qu’il met à l’arpenter pour en rejoindre le bout lui permet de retrouver mentalement l’endroit où il a rangé la boite à pharmacie. Quoiqu’il n’en est pas certain. La seule chose dont il est à peu près sûr, c’est d’avoir été le dernier à s’en être servi. La fois précédente où les mots lui ont, encore, manqué, il s’était trouvé devant un débatteur. Il s’était amusé à dénigrer le Patron, de son patron et ce dernier, probablement à sa deuxième bouteille de la soirée, n’avait pas été en état de se défendre. Il n’avait pas pu décocher ce regard noir qui fait se sentir tout petit même quand le gaillard en question est aussi grand que lui. Cette fois, le poing n’avait pas fini dans un mur, mais dans l’arête du nez du dit contradicteur ce qui avait eu pour conséquence de déclencher une violente rixe entre eux deux. Personne autour d’eux n’avait réagi face à cette altercation. Dans les castes inférieures, ce genre de chose est courant et la sagesse populaire invite à, pour plus de sécurité, ignorer ces empoignades et s’en éloigner petit à petit.
L’issue de ce combat des rues avait été incertaine jusqu’à ce que Tesni, la belle Tesni intervienne et sorte de son sac à main décoré de perles un petit pistolet. Elle avait menacé, vindicative, le bas ventre du susnommé contradicteur qui, connaissant son adversaire actuel, avait pris l’avertissement au pied de la lettre. La bataille avait ainsi pris fin et résulta d’une victoire par abandon. C’est toujours le mieux armé qui gagne ici-bas. Ou ceux qui sont les plus nombreux. Tout n’est qu’aberration en bas et même leur groupuscule, Librae, n’échappe pas à la règle. Nouveau paradoxe. Librae signifie « balance » dans une langue ancienne. C’était le symbole de la Justice selon le Patron. Seulement, la Justice n’a pas cours dans les bas-fonds d’Alphard, pas plus que les Lois ou l’Autorité des forces de l’ordre de la planète. Siarl avait posé cette question, il y a longtemps, au Patron. Que voulait dire Librae ? C’est ce qu’il avait répondu d’une voix calme sans pour autant lever le nez de son livre de chimie. Lui n’était qu’un gosse des rues trop maigre qui devait avoir 14-15 ans, jamais trop sûr de son âge ou de sa place dans ce monde. Puis l’homme barbu s’était lancé dans une espèce de laïus un peu trop complexe et inintelligible que le gamin de l’époque avait écouté sagement. Tout ce qu’il avait compris du discours à ce moment, c’est que la Milice, qui aurait dû faire respecter l’ordre ici, était en fait là pour protéger les élites d’eux. En gros, tant qu’ils se bataillaient entre eux, ils ne se battaient pas ensemble pour destituer les dirigeants. Le Patron avait validé ce résumé d’un hochement de tête.
Siarl cesse brusquement son chemin devant la porte du bureau, revenant à l’instant présent, au couloir, à sa main douloureuse et à sa recherche. Il est pris d’un doute. Il ne sait plus si cette fichue boite à pharmacie est rangée à sa place dans la pièce ou s’il l’a laissée dans le comptoir du rez-de-chaussée. Le rouquin grommelle, maudit sa mémoire d’étoile filante. Il n’aime pas ce bureau, il n’aime pas y entrer, y fouiller, cette pièce est la plus grande preuve de la déchéance de cet homme qu’il admire tant. Voilà deux ans qu’il a perdu ses airs de professeur, d’être à la fois savant et extralucide qui connaît tout et explique en version simplifiée pour quiconque le souhaite. Le Patron, parce qu’il ne s’est jamais risqué à l’appeler autrement, s’est éteint. L’ancien bureau qu’il avait avant était ordonné avec maniaquerie : pas un grain de poussière, les tableaux ajustés au cordeau et classés par teinte, le parquet en bois de chêne si luxueux, le secrétaire lustré et rangé avec le même soin. Le nouveau est tout son inverse. Siarl est d’ailleurs obligé de mettre un coup d’épaule dans la porte pour que celle-ci chasse ce qui la bloque et s’ouvre. Le jeune homme grimace, devient un funambule maladroit, évitant acrobatiquement les cadavres de bouteilles vides en verre, les vêtements, les papiers roulés en boule et les restes d’un vieux réveil démonté. Il réussit à atteindre l’armoire et fouille au milieu des livres de comptes qui tombent en poussière, les schémas de minuteries et les calculs atomiques pleins de lettres inscrits sur des petits carnets. Par chance, il n’y a en ce moment aucun produit dangereux ou chimique qui pourrait le blesser, le Patron semble laisser un peu de repos à ses envies destructrices. En tout cas, elles ne sont pas assez persistantes pour qu’il se décide à démolir une partie de la ville sur un coup de tête, comme il y a trois mois. La seule chose que cette figure paternelle tente d’anéantir actuellement, c’est lui-même.
De toute façon, Siarl ne remarque pas la boite rouge vif dans le bazar ambiant. D’accord, donc, elle est dans le comptoir, sa première idée était la bonne. Le jeune homme sort de la pièce et referme la porte avec soin, faisant en sorte que personne ne se doute de sa venue, vieille habitude. Il reprend sa remontée du couloir, sa main valide dans son pantalon sombre et abimé, élimé aux ourlets. Cette partie du bâtiment lui semble toujours faire des kilomètres, surtout chaque fois que c’est sur lui que tombe la lourde tâche de s’enquérir de l’état mental et physique du Patron. Par chance, il en aperçoit bientôt le bout et les deux piliers en boiserie qui indiquent l’entrée de l’escalier en colimaçon qui descend dans l’arrière-boutique et permet d’atteindre la salle principale du bar où l’attend Tesni. Ils ont choisi de jouer, tout à l’heure, la responsabilité de vérifier la condition du Patron à la roulette russe. Et comme chaque fois, il a perdu. Il est persuadé que sa camarade d’infortune l’a encore truandé, mais comme elle trône à la seconde place de son classement des gens terrifiants, il n’a rien osé lui dire. La première est, elle, tout acquise au Patron rendu fou par la douleur physique et morale qu’il a tenté de soigner à la gnôle. Loin derrière se trouve la salle d’exécution qui lui est promise si jamais les autorités ont vent des occupations passées du groupuscule et de son implication à lui dans ces actions. C’est dans des moments comme celui-ci qu’il se demande si sa vie est si peu reluisante que ça. En attendant ses deux plus grandes peurs sont la seule famille qu’il ait jamais eue. Avant, il n’y avait pas cette peur, mais ils étaient trois. Ils ne sont plus que deux. Son univers, son monde se réduit comme une peau de chagrin. Maintenant, il a l’impression qu’ils ne sont plus qu’un et demi. Et c’est pour cela qu’il fait de son mieux, finalement, pour préserver la demi-conscience sage de l’être qu’il a toujours admiré.
Un peu de courage, mon gars. C’est un peu comme quand on grimpe sur un ring de boxe, il suffit de faire monter l’adrénaline pour se découvrir une force insoupçonnée.
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