Chapitre 5 : La valise
Seren monte les marches de l’escalier avec grâce, la valise de cuir noir à sa gauche, talonnée par la chatte de couleur sable attirée par le mouvement des habitants. Son compagnon sombre aime mieux attendre avec le boiteux, la main nourricière, on ne sait jamais après tout, il y a peut-être un moyen d’avoir encore un peu de crème. Elle est rassasiée, se lèche d’ailleurs les babines avant d’entrer avant l’humaine dans le bureau, se faufilant avec élégance pour se hisser sur un des fauteuils et s’y rouler en boule, la queue touffue pendante. La femme, elle, préfère observer la pièce avec son regard aiguisé, étonnée par son état discutable. Dans l’esprit d’un être normal, cette pièce est presque rangée. Dans l’esprit d’un Geraint sobre et en pleine possession de ses moyens, cela correspond à un bazar monstre et inacceptable. Son sursaut de conscience ne serait qu’une illusion ? Ses yeux balaient la salle, remarquent les bouteilles vides réunies dans des cageots et posées dans un coin, les fournitures de bureau disposées aléatoirement dans les étagères, au milieu de vieux livres et des cartons de 45 tours. Seul un journal, soigneusement plié à la page des mots croisés sur le secrétaire, est à une place qu’elle aurait jugée habituelle. La grille est d’ailleurs à moitié remplie. Aussi a-t-elle presque mal au cœur de le pousser pour y installer comme demandé la mallette. Elle s’en éloigne après, caressant le ventre touffu du félin pour patienter.
Ceux-ci ne tardent pas à arriver, Geraint en tête, boitillant jusqu’au meuble, suivi du chat noir qui annonce son entrée en miaulant. L’homme a un regard complice pour son amie et retire les sécurités des attaches qui refermaient la valise, laissant son rabat se relever seul par un mécanisme de ressort. Elle donne à voir une grande machine à écrire, surélevée d’un socle solidement encastré dans le fond du bagage. Le couvercle, lui, est tapissé d’une matière noire et souple qui réfléchit légèrement la lumière du plafonnier de la pièce. Seren observe, sa bouche se tord un peu dans une moue, ses yeux interrogent son compagnon qui semble impatient et qui jubile devant cette trouvaille.
« … Et ? Qu’est-ce que c’est ?
— Une sorcière qui compte. »
Il annonce ça comme une évidence, mais la femme se questionne vraiment. Elle n’a jamais vu de tels instruments, même lorsqu’il lui est arrivé de se rendre dans les locaux de la milice pour les galas de charité. Sa main fait un léger moulinet, invitant le boiteux à donner plus de détail, ce qu’il fait, sans détour.
« On appelait ça un ordinateur dans le temps, mais je préfère son nouveau nom. Cette machine est un outil secret des administrations d’Alphard. On l’utilise dans certains départements de l’Université aussi, avec un accès très réglementé. C’est un système de traitement de l’information programmable qui fonctionne grâce à la lecture séquentielle d’un ensemble d’instruction organisée…
— Attends, tu as dit ça aux deux autres ? »
S’étonne Seren, estomaquée par l’indigestion mentale provoquée par le trop-plein de renseignements que vient de lui donner son ami sans ciller. C’était tellement énorme qu’elle n’a pas trouvé la force de l’interrompre plus tôt dans son monologue qui lui a semblé émis dans une langue étrangère assez vite. Geraint a un arrêt, il procède avant de répondre le plus naturellement du monde.
« — Oui, bien sûr, quand ils mangeaient leur dessert tout à l’heure.
— Siarl a compris ton explication ?
— Je l’ai perdu à sorcière. Tesni n’a cependant pas plus compris et c’est pareil pour toi si j’en juge ta réaction. »
L’homme caresse les cristaux liquides de l’écran encastré dans le couvercle de la valise avec une tendresse toute scientifique. Voilà bien longtemps qu’il n’a pas eu entre les mains le fascinant engin. Le chat noir miaule une fois encore. Il grimpe, curieux, sur le bureau et pose ses deux pattes poilues sur les touches de la machine pour renifler avec intérêt l’ensemble, comme pour essayer à son tour d’identifier l’objet. Le barbu lui adresse une caresse avant de reprendre, sûr de lui.
« L’explication de ce que c’est n’est pas importante de toute façon. Ce qui prime, c’est ce à quoi cette machine vous nous servir. »
Seren grimace. Elle aurait dû s’en douter. Geraint s’amuse régulièrement avec les mots, par réflexe, comme pour ne pas oublier que, de là d’où il vient, ces derniers sont des armes bien plus redoutables qu’une arme à feu. C’est aussi son cas à elle, cette arme verbale, elle a dû en apprendre les codes et la maîtriser assez vite pour survivre socialement. Elle se prête alors au jeu de cette rixe amicale, un peu à contrecœur.
« Allons-y, dans ce cas, Geraint, à quoi sert cette sorcière qui calcule.
— Qui compte, corrige calmement le boiteux, chassant lentement le greffier du clavier pour mettre en marche l’appareil.
— Pardon ?!
— Une sorcière qui compte.
— Bref ! Geraint, va au fait ! À quoi cette chose va servir pour espérer remplir les caisses ?
— À imiter les documents administratifs. »
Seren gonfle d’exaspération comme un gros chat qui se vexe, parce qu’on l’a fait mariner en circonvolution de pensée. Elle trépigne un peu, le fusille du regard. Vraiment, il se moque d’elle ?!
« Par les divinités ! Geraint ! Tu n’aurais vraiment pas pu commencer par-là ?! »
Il y a une lueur d’incompréhension dans les yeux bleus de l’homme. Il ne s’explique pas, effectivement, ce qu’elle lui reproche et sa tête se penche lentement sur le côté pour le lui signifier. Il a toujours répondu à ses questions, avec le plus de détail possible, en plus. Il préfère finalement reporter son attention sur l’écran qui arbore maintenant une page d’accueil en niveau de gris. Une pression légère de son index sur une des icônes affichées fait apparaître un document. Seren décerne bien vite ce que c’est. Une carte d’identité, celle qui est nécessaire pour vivre, celle qui indique le nom, le prénom, la caste, l’emploi. Celle que la milice demande pendant ses innombrables contrôles et dont son absence peut vous valoir auprès de ses membres de très nombreux problèmes. Enfin, cela dépend de votre caste. Sauf que cette carte qu’il lui montre est vierge, pas de photographie, pas de texte. Elle est prête à remplir et à imprimer pour un usage immédiat. La jeune femme reste muette de stupéfaction, elle n’avait jamais vu ça, elle ne savait même pas que cela était possible, sinon, cela ferait bien longtemps qu’elle aurait mis à disposition des anarchistes une telle machine. Elle va simplifier bien des choses maintenant, si l’on peut imiter les documents, se fondre dans la masse sera toujours plus facile. Tout fait lien dans son esprit, mais une interrogation subsiste.
« D’accord pour les faux papiers, mais… Geraint… Pourquoi un bar comme couverture ? Ce n’est pas le plus commode, cela demande une vitrine, un investissement…
— C’est le seul type d’endroit sur cette planète qui, tout en étant dépourvu de caméras de surveillance, accueille des gens de toutes castes sans que cela pose problème à la société ou ne soit exceptionnel »
Geraint éteint l’engin et referme la valise, satisfaite de sa démonstration.
« Et ça, Siarl n’a pas eu besoin que je lui explique pour comprendre. »
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