Chapitre 9: Bedwyn
Bedwyn Tylluanos trône droit dans le salon, le journal du lendemain déplié sur ses genoux, un verre de scotch posé sur une table basse en fine marqueterie à proximité. Son existence semble avoir chassé tous les habitants de la maison. L’activité de ce matin, les domestiques qui s’affairent, la gouvernante qui dirige ses troupes d’une poigne solide, tout le monde parait n’avoir été qu’une illusion. Alys déglutit, triture machinalement la jupe de son uniforme. Elle s’est cachée dans l’ombre de son ainée et cherche d’un œil la présence de Meriona ou de sa mère. Quelque chose cloche, mais impossible de savoir quoi. L’aura du patriarche éclipse tout ce qui peut se trouve autour de lui. Cerridwen, elle, s’est raidie d’un coup, son masque protecteur de jeune fille sage se craquelle, laissant entrevoir son appréhension. Elle serre doucement ses poings pour se donner du courage, n’osant pas se signaler auprès de l’homme. Il faut un moment à celui-ci pour remarquer la présence de sa progéniture. Avec une grande lenteur, il plie le journal, le jetant sur la table à proximité du verre. Cerri se hasarde enfin croiser son regard, son cœur bat rapidement dans sa poitrine. Elle observe avec soin cet être qui lui tant est tant semblable. Il a les mêmes yeux bleus glacés qui sondent les âmes afin d’y trouver la moindre défaillance pour s’en servir, le même visage fin presque lunaire. Ils se ressemblent autant qu’il est différent de sa cadette. Il n’y a qu’une chose pour vraiment les distinguer. Cerri a, et cela reste sa grande fierté, une abondante crinière sombre qui lui descend jusqu’au bas des reins. La même que sa mère, avait-il pensé un temps avec dégout. Lui bénéficie de cheveux épars, prématurément poivre et sel que le barbier tente, chaque semaine, de coiffer habilement pour cacher leur faiblesse.
Alys ose enfin relever ses opales vertes à son tour pour détailler son géniteur. La première chose qu’elle note est sa mine des mauvais jours, celle qui annonce que ses mots seront même plus durs que d’habitude, si cela pouvait être possible. Puis son regard descend vite, aussi vite que ses pensées se perdent. Père avait été probablement été un bel homme dans sa jeunesse, suffisamment séduisant pour que Mère succombe à ses charmes, mais les ans l’avait peu à peu rattrapé. S’il possédait encore ses larges épaules qui rendaient ses vestes toujours trop justes, quelques graisses malignes commençaient à s’accumuler au niveau de son ventre, signe d’un empâtement certain et d’un manque d’exercice. C’est sur quoi s’attarde la plus jeune des filles pour ne surtout pas avoir à croiser son regard. Bedwyn n’y prête pas intérêt, son esprit s’est fixé sur Cerridwen et ne s’en détache pas comme un fauve sur sa proie. Enfin, il se décide à prendre la parole, sans aucune douceur dans ses mots, que du jugement et de l’acidité.
« Tu as grossi, Cerridwen. Combien de fois t’ai-je dit de faire attention à ton alimentation ? Tu ne peux pas te permettre ce genre d’excès. »
L’ainée blanchit d’un coup. Elle avait espéré au moins les salutations d’usage ou encore une remarque sur sa présentation lors de la dernière conférence universitaire à laquelle elle a participé. Elle s’était, dans un moment d’inconscience, laissé à espérer un remerciement pour le temps qu’elle avait passé, en plus de sa vie d’étudiante studieuse et laborieuse, à préparer la réception de ce soir. Il lui avait fallu écrire les clinquantes neufs invitations personnalisées à la main avec une réflexion pour chaque convives ou couple de convives. À l’un, elle s’était enquise des nouvelles de sa femme, alitée par une mauvaise grippe. À l’autre, elle avait demandé comment les affaires se portaient, tout en connaissant déjà la réponse positive, pour lui permettre de s’en vanter. À un dernier, elle avait proposé son aide désintéressée pour s’occuper d’un enfant rendu turbulent par les événements d’il y a deux ans. Elle avait aussi tenu à jours les différents carnets de bal pour ne pas commettre d’impair, savoir qui inviter avec qui pour ne créer aucun conflit géopolitique dans les grandes familles d’Alphard. Cette idée folle lui était sortie de l’esprit un instant. Sa dernière absurdité avait été d’espérer obtenir une remarque de sa part sur le week-end qu’elle avait sacrifiée en abattant en deux jours et deux nuits le travail d’une semaine de secrétariat pour l’épauler. Tout cela, elle l’avait fait en désirant remonter dans son estime ne serait-ce qu’un peu, qu’il lui dise quelque chose d’agréable ou même neutre. Vaines attentes. Son masque termine de se craqueler, ses yeux préfèrent se river sur les lattes du parquer tandis que son père achève son discours assassin.
« Comment espères-tu séduire qui que ce soit ?! Qu’importe, j’ai bien compris que tu ne te marieras jamais. Tu es décidément aussi inutile que ta mère. »
Cerridwen sent le sol se dérober sous ses pieds, elle ne tient bon que pour ne pas se ridiculiser encore plus. Elle tire sur le tissu ample de sa robe, se trouvant à cet instant horriblement gros et laid. Même l’épingle à chapeau lui fait dégout. Bedwyn pousse un grand soupir et reprend son journal, détournant son attention de ses enfants.
« Tâchez d’être présentable tout à l’heure. Vous avez un rang à tenir. Disparaissez maintenant, j’ai du travail et j’ai besoin d’être seul. »
Cerri ne se fait pas prier, s’échappant au plus vite pour lui cacher ses larmes. Alys est elle trop tétanisée pour bouger dans un premier temps pour espérer réagir ? Sa joie précédente, ainsi que sa bonne nouvelle, reste coincée dans sa gorge. Elle tremble à la fois de peur et de colère face à ce père qu’elle trouve horrible et injuste. Elle se sent terriblement impuissante, aimerait aller consoler sa sœur, mais n’aucune idée pour lui remonter le moral. Pire encore, elle a l’impression que la sortie de cet après-midi n’aura servi à rien. Elle n’a pas non plus le courage nécessaire pour s’opposer frontalement à ce géniteur qu’elle critique de plus en plus dans son esprit et préfère tenter de s’éclipser vers la chambre de sa mère. Elle veut trouver auprès d’elle le réconfort et la présence chaleureuse qu’elle ne trouvera jamais auprès de lui. Avec lenteur, elle esquisse quelques pas dans cette direction, mais très vite, le patriarche Tylluanos l’arrête de sa voix forte
.
« Où crois-tu te rendre, jeune fille ?
— Je… » Alys hésite, les sons qui s’extraient de sa bouche sont presque inaudibles. Elle inspire encore, se reprends, d’une élocution plus claire. « J’aimerais demander quelque chose à Mère.
— Elle est sortie. Va dans ta chambre, je t’ai assez vu. »
Alys lève un sourcil, étonnée. Sa mère ne quitte quasiment jamais l’appartement familial, elle se rend seulement une fois par semaine au Temple. Elle hésite à questionner son père, mais le ton de ce dernier indique qu’il ne répondra à rien. Cela contrarie un peu plus l’adolescente qui décide d’utiliser son unique arme.
« Père… Vous savez, l’examen d’entrée à l’université…
— Et bien quoi ?!
— J’ai été reçue. À la faculté Agorienne de médecine. »
L’homme baisse son journal et pose un étrange regard sur sa cadette. Un instant, celle-ci croit apercevoir des sentiments traverser son visage inexpressif et froid. Les facultés agoriennes, toutes disciplines confondues, ne prennent chaque année que quelques élèves parmi les meilleurs, quelles que soient leur classe et la richesse de leur famille. On dit ses jurys incorruptibles et sans pitié et seule une vingtaine trentaine d’étudiants en tout est acceptée chaque année. Taliesin avait admis en son temps à l’académie des sciences et Cerridwen, profondément vexée, avait, elle, été reçue l’année d’après à celle de lettres et de sciences humaines. Ces admissions successives qui avaient pourtant forcé l’admiration de tous les partenaires commerciaux et politiques de la famille n’avaient amené à Bedwyn que deux réactions : la surprise d’abord puis la négligence. L’annonce d’Alys semble cependant vraiment le stupéfaire si bien qu’il ne reprend pas son journal tout de suite. L’adolescente préfère profiter de l’instant de flottement pour fuir dans sa chambre.
C’est bon, je sais. Il manque un des vases chinois du salon.
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