Chapitre 14 : Constellations

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Le peuple de la nuit d'Alphard s'agite dans le district 3. C'est un soir comme les autres, les éclairages publics ont tamisé leur lumière une heure auparavant pour permettre le secret et l'intimité que nécessite un quartier des plaisirs. Déjà, une foule masculine s'impatiente silencieusement devant les portes de l'établissement, dont la façade est flanquée régulièrement de lanternes rouges. Ils sont trop pressés de retrouver la discrétion et la quiétude du lieu qui cachera pour encore une nuit leur vice et leur divertissement. Un peu de liberté dans le monde pour les plus aisés, ceux qui peuvent se payer ce genre de distraction. Nerys observe la scène de loin, furtive. Elle connaît cette scène depuis toute petite, elle l'a suffisamment pratiquée pour que celle-ci lui procure dégoût et malaise. Ces hommes ont le choix d'attendre devant ses portes. Les habitants de ces maisons aux lanternes ne l'ont pas vraiment. Les hautes castes viennent prendre leur tribut de chair fraîche comme s'il n'avait pas déjà assez usé les forces des bas rangs pour leur enrichissement personnel. Aujourd'hui, cette cohue lui sert. L'endroit est idéal pour réunir ce qu'il reste en têtes pensantes des groupuscules. Ici, personne ne s'étonnera de voir entrer des gens de toute origine sociale. L'anarchie s'est révélée, au fil des années et des convergences, multiples et diversifiées. Avant, on aurait pu dire que les mouvements représentaient chacun une classe de la population. Qu'importe votre ascendance et votre situation, vous trouviez un rassemblement qui vous correspondait. La purge est passée par là, mais cette variété demeure. Les cinq groupes restants sont issus d'un éventail large de la société, ils combattent le pouvoir pour différentes raisons, mais sont décidés à s'allier malgré tout et à agir conjointement.

Nerys s'engonce dans son châle, préfère se faire discrète. Elle évite le champ d'une caméra de surveillance et se glisse dans l'arrière-cour après en avoir déverrouillé la grille. Elle est venue sans escorte pour plus de confidentialité. Ici, elle est, de toute façon, en sécurité. Quiconque sait en cet endroit que toucher à un seul de ses cheveux reviendrait à déclarer une guerre ouverte au groupe Saggitari tout entier. Même la milice ne pourra pas protéger le coupable du courroux de ses membres et sa destruction ainsi que celle de sa famille serait dès lors actée. Doucement, elle se glisse à l'intérieur par la porte de derrière, dans l'ombre d'un couloir. Le petit salon que la maîtresse des lieux lui a gardé est proche de cette sortie pour faciliter la fuite en cas de descente inopinée des forces de l'ordre. Cependant, cette précaution est superflue, aucun agent ne viendra contrôler quoi que ce soit ici alors que, deux étages plus haut son supérieur direct y trompent sa femme sans vergogne. Drôle de coïncidence. Ou bonne connaissance des secrets et des non-dits des bas-fonds.

La pièce dans laquelle Nerys s'engage maintenant est éclairée par un imposant plafonnier qui crachote tant bien que mal une lueur suffisante pour illuminer les fausses tentures vertes damassées des murs. La présence de quatre ombres lui indique que tous ses invités sont là. Elle aurait pu s'en réjouir si un ronflement d'ivrogne ne s'était pas échappé de la silhouette couchée sur la méridienne et n'avait pas défavorablement attiré son attention.

" Apparemment, c'est de ta faute. " Tonne une voix de stentor caché derrière son journal. Son propriétaire le plie avec moult précautions, laissant découvrir un homme d'âge mûr aux cheveux coupés très courts poivre et sel. Sa barbe est taillée avec grand soin, soulignant un menton proéminent et son costume trois pièces terminent de sculpter l'ensemble. Il tire une bouffée de tabac de sa pipe d'ébène et fixe Nerys, impassible.

" La charmante jeune fille qui l'a accompagné tout à l'heure a mentionné que le contrat était de te l'amener. Rien, cependant, ne t'avait été promis sur son état.

— Merci, je sais. Bonsoir à toi aussi Mira. "

L'homme la salue d'un signe de tête, c'est bien à ce surnom pourtant féminin et enfantin qu'il répond. Nerys tourne alors son regard vers le duo qui se tient à l'écart. Une femme et un homme. Elle, elle à la quarantaine bien tassée, c'est une dame de petite taille aux yeux clairs perçants et au chignon de cheveux châtain. Elle porte un tailleur peu cher, celui revêtu par les employés de bureau. D'une démarche raide et droite, elle vient serrer la main de Nerys qui lui adresse un de ses rares sourires rassurants. De tous les anarchistes, Deneb et son groupe, Cygni, sont ceux qui risquent le plus gros, mais aussi ceux dont l'activité est la plus indispensable. Les membres de Cygni sont miliciens, infirmier, médecin, fonctionnaires, ils travaillent au sein même des administrations de l'Agora et d'Alphard. Ce sont des mines d'informations fiables et sans faille. Les salutations avec Sumut sont plus froides. Elle pressent que l'homme et son mouvement, Pixys, sont engagés dans cette bataille pour l'appât du gain. Faire tomber le Pouvoir permettrait aux gens de son espèce de reprendre le contrôle du commerce extérieur qui reste actuellement limité et entièrement sous surveillances des administrations. Malgré son air bonhomme, Nerys sait que Sumut peut, s'il n'est pas satisfait, retourner sa veste pour se tourner vers plus offrant. Pour l'instant, ça ne semble pas être le cas. Mais bon, qui ferait confiance à un borgne.

Enfin Nerys se dirige vers la méridienne et la secoue violemment. Geraint grogne, pose une main sur ses yeux.

" Réveille-toi imbécile, je vais avoir besoin de tes lumières. "

La seule réponse qu'elle obtient est un marmonnement dont les sonorités réassemblées ressemblent ni plus ni moins à une insulte grossière. Tant pis, l'important, c'est qu'il écoute. Elle se tourne vers les autres.

" D'abord, je tiens à vous remercier de votre présence à tous ici ce soir. Il était essentiel que nous nous voyions. Le sommeil a assez duré. Il faut agir et commencer dès maintenant. "

Elle cherche un peu de soutien dans les regards de son public. Malheureusement, elle n'y trouve que de l'inquiétude et de la défiance. Misère, si Geraint pouvait éviter d'être contagieux. Elle regrette que sa capacité de persuasions et son charisme qui lui sont si utiles avec ses hommes n'aient pas cours avec ces chefs. Même son " élection " à la tête du mouvement ne semble pas avoir de poids aux yeux de ses compagnons. Nerys insiste.

" On ne peut pas rester plus longtemps immobile, on va perdre notre crédibilité auprès de nos membres et le pouvoir. On doit exister devant lui, qu'on soit une menace qu'il craigne si on veut que nos actions aient le moindre impact.

— Nerys a raison. " Renchéris brusquement Mira. Il se redresse, éclaircit sa voix comme par réflexe. " L'attente a assez duré. Certains groupes ont été décapités, d'autres vidés de leurs effectifs. Reste-nous. Seulement, nous sommes peu nombreux par rapport au temps passé et il va nous falloir un coup d'éclat pour espérer rallier des gens à notre cause et ainsi renflouer nos rangs.

— Je veux bien fournir des armes et des munitions à tes hommes, Nerys, pour ce fameux coup d'éclat, mais encore faut-il que tu puisses les récupérer. Les patrouilles ont doublé sur les docks dernièrement, c'est devenu mission impossible de sortir le moindre conteneur, même en graissant quelques pattes. " Sumut soupire, visiblement très contrarié que ses affaires de contrebandes soient à ce point empêchées.

" Faut-il forcément des armes ? " s'inquiète Deneb de sa voix fluette. Elle n'a jamais, surtout au plus haut de la répression, été un parangon de violence au contraire de ses comparses et rien n'a jamais semblé la faire changer d'avis.

" Malheureusement, nos ennemis en ont et en feront usage dès qu'ils en auront l'occasion, " déclare Mira. " Nous battre de manière pacifique serait du suicide.

— Oui, puis ce n'est pas comme si c'était Cetus, votre groupe, qu'on allait envoyer en première ligne.

— Plait-il ?! "

Mira fusille du regard Sumut qui semble plutôt ravi de son effet. Que le vieil homme s'insurge, outré comme il est, lui convient plus qu'à raison.

" Suffit ! " s'exclame Nerys d'une voix ferme, frappant dans ses mains pour réaccaparer leur attention sur elle. La conversation lui échappe et ça ne lui plait pas du tout, cela s'entend.

" Nous avons besoin de ces armes. Personne ne nous prendra au sérieux sinon. Nous avons aussi besoin de connaître les informations que possèdent nos ennemis sur nous afin de les anticiper.

— Ce genre de données n'est pas gardé sur des dossiers papier, Nerys. Tout est maintenant stocké sur des serveurs. "

Nerys ouvre des yeux grands comme des soucoupes, Sumut se tait comme figé. Mira, lui semble circonspect. Ce que Deneb vient de leur dire demeure parfaitement inintelligible pour eux et celle-ci s'en aperçoit bien trop tard. Ses joues s'empourprent, elle bégaie, plaçant ses mains devant elle comme pour se défendre.

" Je... Je ne saurais pas vous expliquer pourquoi et comment, mais il faut un outil spécial pour récupérer ces informations et un autre très rare pour les lire ensuite. Je ne sais ni comment s'en servir ni où me les procurer.

— Il doit bien y avoir un moyen d'obtenir ces renseignements sur papier ? " Demande Mira. Nerys renchérit.

" Quoi qu'il en soit, nous devons soit attaquer, soit faire diversion, c'est là que créer des explosions un peu partout pourrait déstabiliser les effectifs de la milice et donc nous aider. On pourrait, disons, en faire fabriquer quatre ou cinq par l'autre ivrogne, les disposer à des endroits stratégiques. Certes, il y aurait des dommages collatéraux, mais sans ça, on n'y arrivera pas. En tout cas, je ne vois pas d'autres solutions...

— On peut attendre le jour du Carnaval "

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