Chapitre 17 : Antona
Cerridwen détaille avec soin la propriétaire des lieux qui se tient maintenant devant elle. C’est une femme élégante, qui porte d’une robe d’un incarnat profond. La soie du vêtement sculpte sans vulgarité ses formes généreuses, aidées par une ceinture brodée d’or issue très probablement des ateliers. Cerri est persuadée d’avoir vu ce modèle sur une réclame quelques mois plus tôt. Ses lèvres se pincent tandis que son regard se plonge dans celui de son interlocutrice. Elle a la désagréable impression que ces opales vertes la défient et s’interdisent à être celle qui rompra l’échange. La bataille dure un long moment qui permet à la petite secrétaire de s’échapper. Elle sait le combat vain et la situation ridicule, mais elle refuse de courber l’échine face à celle qui pourrait être la nouvelle de conquête de son père. Est-ce le cas ? Est-elle sa compagne actuelle ? Sa maîtresse officielle ? Une simple amante ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Elle a probablement besoin de lui pour consolider sa position en société, elle, la parvenue de la seconde caste. Qu’est-ce que Bedwyn peut bien lui trouver ?! Elle n’a rien d’une beauté, cette harpie, avec ses hanches larges et ses dizaines de taches de rousseur qui constellent aléatoirement ses pommettes rebondies et son décolleté faussement prude.
Lentement, le corps de Cerridwen se meut, cherche à camper ses appuis. Elle est droite, tente de garder son rôle du mieux qu’elle peut et de camoufler sa haine féroce et latente sous le masque d’un sourire poli et impeccable. Elle ne relâche pas l’attention, même quand madame Oedhebog vient refermer la porte du bureau derrière elle. Cerridwen se permet enfin d’ausculter la pièce dans laquelle elle se situe maintenant et déglutit. Elle s’attendait à se trouver dans une salle aussi tapageuse que l’endroit où on l’a fait patienter plus tôt, mais il n’en est rien. Le sol de parquet, du moins elle suppose que s’en est, est jonché d’étoffes multicolores. La table de travail regorge de larges feuilles qui semblent être des patrons en cours de réalisation et un tableau de liège accroché à une cimaise déborde de croquis et de photographies. Le bureau n’est pas en meilleur état, à en croire la pile de dossiers bancale qui occupe toute sa partie gauche. Cerri a un mouvement de recul, manque d’écraser un crayon de couturier qui traîne sur un pan de tapis oriental. Le désordre la tétanise, l’hypnotise. Ses doigts grattent nerveusement le poignet opposé, sa gorge se noue. C’est une honte, elle ne devrait pas flancher, maintenant, ce serait inconvenant et stupide. Elle le sait, en plus, que cette peur irrationnelle ne vient pas d’elle, que c’est un petit peu de lui…
« Mademoiselle Tylluanos ? »
La jeune femme sursaute, fixe son interlocutrice qui met quelques instants à comprendre ce qui se trame dans l’esprit de son invitée. D’un geste maternel, elle entoure sa taille de ses bras pour l’aider à avancer vers le fond de la pièce.
« Ne vous inquiétez pas. Personne ne vous tiendra rigueur de l’état de mon bureau. Allons ailleurs, je vous prie. »
Cerridwen ne pose aucune question, n’oppose aucune résistance. Elle se laisse emmener pour abandonner au plus vite cette pièce qui l’oppresse. Elle ne prête attention ni à la porte dérobée qu’elles empruntent ni aux couloirs sombres qu’elles traversent dans une course effrénée. La tétanie ne la quitte qu’une fois arrivée à destination, dans ce qui semble être un ravissant jardin couvert. L’odeur entêtante de rose termine de l’apaiser et la lourdeur de son cœur s’envole. Son hôte s’éloigne d’elle dès assuré du calme retrouvé pour tirer sur le filin d’une clochette et sonner une domestique pour qu’elle apporte le thé.
« Cela va-t-il mieux », s’enquiert-elle alors, s’installant sur un fauteuil de rotin et en désignant un second à Cerridwen ? La jeune femme ferme quelques secondes les yeux, inspire, hume doucement l’ambiance parfumée puis s’assoit à son tour.
« Je vous prie d’excuser mon comportement, madame Oedhebog. » Elle marque une courte pause avant de reprendre. « Ce jardin est magnifique .
— Appelez-moi donc Antona », rétorque l’hôtesse en remuant tranquillement la main pour chasser la contrariété, visiblement ravie du compliment. « C’est mon jardinier et son fils qu’il faut féliciter. Entre ici, le parc extérieur et le toit de l’atelier de couture, je lui donne énormément de travail. Mais, à mon humble avis, ces fleurs comme les œuvres d’art sont de merveilleuse source d’inspiration pour moi et mes employés. »
Une porte s’ouvre derrière elle et une domestique entre, portant à bout de bras un large plateau contenant tout ce dont elles ont besoin pour un thé digne de ce nom. Antona la remercie d’un geste poli de la tête puis reprend.
« J’ai cru d’ailleurs comprendre que « Cycle » vous avait beaucoup plu ? Le grand tableau du couloir.
— Il est intrigant. Mais s’il faut le voir de loin pour le saisir, pourquoi l’avoir remisé à un endroit pareil ? On ne peut donc jamais l’admirer à sa juste valeur ? »
Un sourire mystérieux se dessine sur les lèvres d’Antona. Elle attend que la domestique se retire et se penche pour susurrer à l’oreille de Cerrydwen sur un ton de complot
« C’est parce que son peintre est interdit, mademoiselle. ».
Les sourcils de Cerridwen se froncent, elle se raidit, le doigt serré sur l’anse de sa tasse.
« Si ce peintre est interdit, Madame, alors cette toile ne devrait pas être exposée, mais détruit pour ne plus pervertir l’esprit de personne ! »
Antona éclate de rire, cachant sa bouche derrière un de ses poings.
« Parce que vous vous sentez particulièrement pervertie ? Après avoir admiré si longuement ce tableau ? »
Cerridwen fulmine, repose bruyamment sa tasse sur sa soucoupe en porcelaine décorée. Elle tremble de tout son corps d’être moquée de la sorte. Ses lèvres se pincent, elle s’apprête à répondre que oui, elle s’est sentie souillée, parce que c’est la réaction qu’on attend d’elle. Cependant, Antona la coupe.
« L’Agora a mis en plus cette loi sociétale pour spéculer et s’enrichir. Dès qu’un artiste devient suffisamment bancable, ses faits et gestes sont scrutés et dès qu’il fait un peu de travers, il est interdit. Les familles revendent alors leurs œuvres pour un prix dérisoire aux marchands d’États. Quinze ans plus tard, quand tout le monde a oublié les raisons de cette disgrâce, ces mêmes marchands peuvent reprendre pour une somme astronomique ces œuvres devenus objet de rareté. L’artiste ayant bien souvent complètement disparu, il ne peut pas réclamer son dû. Vous ne me croyez pas ? Menez votre propre enquête ? Ou non. Mieux. Parions. Cet artiste, le peintre, il signait E. Eygfran. Et bien, je vous parie que dans une dizaine d’années, même moi je ne pourrais pas me payer la plus petite de ses aquarelles. »
Elle repose doucement sa tasse maintenant vide dans sa soucoupe et attrape un sablé qu’elle commence à émietter.
« Cela signifie qu’il va falloir que nous restions en contact personnellement, mademoiselle, afin de vérifier ma théorie et que vous puissiez fanfaronner si je me méprends. Un des moyens qui permettrait de naturellement nous côtoyer serait de vous calmer et de m’expliquer ce qui vous amène dans mon humble demeure. Je doute que vous fussiez venue pour parler d’art ou alors vous vous serez trompée d’adresse. »
Cerridwen grimace et se rend à l’évidence. Cette femme a raison. Et d’ailleurs, au vu du discours qu’elle a tenu, elle n’est probablement pas la maîtresse de son père. Il n’aurait jamais autorisé cela. Cela lui met un peu de baume au cœur et lui permet de se concentrer à nouveau sur sa mission. La mission est importante, plus que tout, elle est là pour ça. Elle inspire, expire bruyamment, reprend le masque qu’on attend d’elle.
« J’aimerais commander de nouveaux déguisements de Carnaval pour ma sœur et moi. J’ai donné les détails de nos projets à votre secrétaire ainsi que nos mesures. Ma cadette désirerait un costume d’Arlequine, moi, ça m’est bien égal, j’y participe surtout pour l’accompagner. Je prendrais ce que vous me proposerez. »
Antona semble pensive, hésite.
« C’est que j’ai reçu une énorme commande, dernièrement, par une association de quartier. Les ateliers sont débordés. »
Elle pianote sur son menton avant d’offrir un immense sourire.
« Mais soit, j’accepte. Je m’occuperai personnellement de vous. L’affaire est donc entendue, mademoiselle Tylluanos. »
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