Chapitre 26 : Statistiques
Du temps a passé et Carnaval approche à grand pas. Les rues principales se parent de leurs décorations festives et les gens s’imaginent déjà dans leurs costumes. C’est la fête pour tout le monde. C’est en tout cas ce que dit l’Agora, par sa propagande dans les journaux, sur les écrans publicitaires et ce que chaque enfant apprend à l’école depuis son plus jeune âge. C’est ce qu’elle croyait aussi jusqu’à il y a peu. Maintenant, elle sait qu’en arrière-plan, des milliers de petites mains travaillent à faire tourner l’engrenage festif. C’est l’une des choses qu’elle a découverte en se plongeant dans sa, elle cite, « nouvelle marotte » selon la gouvernante de la famille Tyluanos. Il faut comprendre sa moquerie, matinée d’inquiétude. Après trois jours complets de disparition quasi complète, Cerridwen est reparue et à commencer à ramener des piles de livres, de documents et de rapports sur des thèmes aussi divers que l’économie, la sociologie, la démographie, l’histoire contemporaine et même l’éducation. Avant, c’était Taliesin qui faisait ça, avec un éventail encore plus large de domaine. Disparaitre, dévaliser les rayons des bibliothèques universitaires, se torturer l’esprit sur des sujets que leur caste trouve aux mieux mineurs ; aux pires inutiles. C’est de lui dont elle s’est inspirée quand elle a décidé que toutes les informations de cette journée et de cette nuit-là ne pouvait continuer à la parasiter, la titiller dans ses acquis. Il fallait confirmer ou infirmer que tout ce qu’elle avait vu, entendu et compris était bien réel. Cerridwen avait dû choisir, parce qu’à son corps défendant, elle a besoin de comprendre ce qui se passe. Il y a d’un côté les accusations de sa petite sœur, Alys, envers leur père. Trop sensible, trop dangereux, avait hurlé son esprit. De l’autre, il y a les deux vieilles dans la mansarde, l’alcool, la milice, ce que lui a raconté Antona sur les artistes, pleines de petites pièces éparpillées d’un puzzle pour l’instant sans queue ni tête. Paradoxalement, c’est plus distant dont plus facile à remettre en question. Reste à savoir si cela transforme son édifice de certitude en château de carte.
Alors Cerridwen lit, emmagasine le savoir qu’elle acquiert, résume ce qu’elle a compris dans son précieux petit carnet. En creux des documents qu’elles consultaient, elle s’est aperçue qu’il en existait probablement d’autres auxquels elle n’avait pas accès. Son intuition avait été confirmée par un court passage sur la sorcière qui compte de la bibliothèque concernant les procédures et les méthodes de la production de ces documents de synthèse. Un lieu qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici était ressorti. Les archives agoriennes. Cerridwen s’y était plus ou moins rendus en désespoir de cause, se surprenant à utiliser son nom et celui de son père pour pouvoir accéder aux précieux rapports démographiques annuels de la planète. La procédure mentionnait un parcours du combattant pour avoir l’autorisation de les consulter, comprenant notamment une autorisation écrite du doyen de l’université et d’un bureau d’étude de la Milice. Obtenir ces autorisations aurait été suspect pour la doctorante en psychologie qu’elle est. Qui ne tente rien à rien.
Par elle ne sait quel alignement de planète, l’archiviste face à elle n’avait demandé rien de tout ça. Il avait probablement cru qu’elle effectuait des recherches pour son père et qu’il se ferait bien voir de monsieur le chef de la milice s’il facilitait cet accès à sa fille et fermait donc les yeux sur cette demande illégale. Elle qui était venu sans vraiment y croire, qui n’avait même pas préparer de mensonges ou de scénarios, s’était retrouvé comme une idiote, devant le bâtiment, sa liasse de dossier soigneusement classé contre sa poitrine. Elle ne croit même pas qu’il y ait mis un filigrane, procédure habituelle permettant d’identifier en cas de fuite le demandeur initial de la copie. Visiblement, plaire à son père à tout prix est un but en soi pour les fonctionnaires de deuxième, troisième et quatrième caste. Elle s’en serait volontiers moqué. Pas maintenant. Elle préfère chercher une raison à ce comportement autodestructeur. Peut-être cet employé a-t-il l’espoir de se faire un allié bien placé et de pouvoir ainsi grimper en échelon dans la société. Revenons à nos comètes. Le problème, maintenant, était qu’elle était en possession de ces fichus papiers et qu’il allait falloir trouver un endroit tranquille, si possible à l’abri des regards pour décider de leur sort. Pas l’appartement familiale. Meriona a trop les yeux qui trainent et il ne faut surtout que cela remonte aux oreilles de son père. Cela entraînerait des conséquences pour cet idiot d’archiviste qui y risquerait au mieux la prison à perpétuité et au pire sa vie. Mais quel idiot.
Cerridwen tourne en rond sur le perron. Trouver un endroit où elle serait en sécurité, un endroit où, finalement, elle finit toujours ces derniers temps quand elle a besoin de calme et d’introspections. Elle arrête sa ronde, range ses documents compromettants dans son cartable d’étudiant. Elle se met en marche, se surprenant à surveiller du coin de l’œil l’angle des caméras de surveillance. Par chance, ce n’est pas trop loin d’ici. Elle passe les grilles en fer forgé de la maison de couture Oedhebog, trottine jusqu’à la porte de l’aile de bureaux et d’habitation du bâtiment. Elle snobe la secrétaire qui filtre d’habitude les entrées et qui n’a pas le temps de réagir. Elle s’engouffre dans le couloir aux peintures pour arriver au bureau-atelier de la propriétaire des lieux dont le désordre ne fait qu’augmenter, période oblige.
« Cerridwen ? » Interroge cette dernière surprise, les yeux légèrement cernés, masquant un bâillement.
- Antona, puis-je utiliser votre jardin d’intérieur, s’empresse de demander Cerridwen échappant comme à chaque un haut le cœur devant le bazar
- Oui mais …
- Merci beaucoup ! »
La scène a pour ainsi dire un air de déjà-vu. Cerridwen reprend sa course, emprunte le passage secret et retrouve assez vite l’espace clos et rassurant du lieu. Ses mains tremblent. Dans quels ennuis s’est-elle fourrée. Elle fixe son cartable qu’elle a posé devant elle. Sa conscience et sa curiosité reprenne leur duel. Maintenant qu’ils sont là, ces papiers, qu’elle les a, autant les lire, conclus sa curiosité qui gagne cette manche. Elle sort le premier feuillet avec soin. Ces documents sont une photographie à l’instant T de la population d’Alphard, censé aider l’Agora à mieux la diriger et la servir. Il n’y avait rien de mal à les consulter pour se renseigner. De prime abord, c’est assez imbuvable, composé de graphiques en tout genre et de jargonnages scientifiques poussé à l’état d’art. Il lui faut un peu de temps pour réussir à résumer ce qu’elle en comprend. Cette année, sa caste à elle, la première, représente à peine 1% de la population. A l’opposé, la dernière caste regroupe un peu plus de 70% de la population totale. Cerridwen tique, elle ne pensait pas tan d’écart. Son analyse continue et elle blêmit. Elle comprend mieux pourquoi on ne laisse pas ces documents aux yeux de tous. Tout y est comptablement consigné, surtout pour la cinquième caste, jusqu’au pourcentage que le document appelle « perte souhaitable », le nombre de décès souhaités retirés au nombre de naissance appliqué à cette population, afin de maintenir un nombre de membre stable.
Pire, un rapport, décoré de grosses lettres d’imprimerie rouge indiquant la confidentialité express de cette partie, donne des pistes pour atteindre l’objectif. Apparemment pour cette année, laisser la situation se dégrader pour espérer voir se déclencher une épidémie ne donnerait par le résultat escompté, on a besoin de tant de perte. Pas non plus besoin de déclencher un mouvement social violent. Cela risquerait de mettre en péril l’industrie qui est dans une période favorable grâce aux exportations. Qui plus est, rajoute le rapport, le dernier mouvement social date d’il y a trop peu de temps et sa répression est encore trop fraîche dans les mémoires. Un rapide coup d’œil dans son carnet permet à Cerridwen de confirmer. Cela date d’il y a deux ans. Comme la mort de son jumeau. Elle se mord la lèvre inférieure. Elle n’avait jamais le lien mais si ça se trouve …
« Cerridwen ? »
Un frisson lui parcourt l’échine, elle se retourne. Antona la fixe d’un regard inquiet, deux tasses de thé posé sur un plateau avec elle. Ses yeux deviennent sur le papier au coup de tampon écarlate qu’elle tient. Ses sourcils se froncent.
« Allons bon.
- Je suis désolée, je ne savais pas où je pouvais … »
Antona lui intime le silence d’un geste
« Ces documents mystérieux n’existent pas et ne sont jamais entré chez moi. Vous me ferez part de leurs contenus en temps voulu. D’ailleurs, je pense qu’il vaudrait mieux les faire disparaître une fois que vous les aurez consultés. »
Cerridwen s’incline en signe de gratitude, range les documents consultés dans son cartable en attendant mais son interlocutrice reprend d’un air complice
« Moi qui croyais que l’alcool embrumait l’esprit. Cela a eu l’effet inverse sur vous, de ce que je constate
- Je vous serai … particulièrement reconnaissante d’oublier cette nuit ! Vraiment, elle n’a rien de reluisante. » Marmonne Cerridwen, le visage à moitié caché par la tasse qu’elle porte à ses lèvres. Cette nuit avait été entre l’épiphanie et la catastrophe, le pire étant qu’elle ne se souvenait pas de ce qui avait bien pu se passer après que la vieille Rhosin, presque aussi éméchée qu’elle à ce moment-là, ait décidé qu’il était temps de la ramener à son « adresse ». Antona ne semble pas vouloir l’oublier en tout cas, elle lui en parle à chaque fois qu’elle vient chez elle et ce souvenir la fait toujours autant rire.
« Il est parfois bien d’être autre chose qu’une statue de marbre blanc, lisse et parfaite
- Je suis ce que je dois être. Si ça se trouve, tout n’est qu’un plan organisé par vous pour me nuire et m’attirer dans des horizons sombres.
- J’aurais aimé à l’origine de ce plan machiavélique mais non. Comptez plus sur la Dame du destin pour ce genre de facétie. C’est son rôle dans l’équilibre du monde, après tout. »
Cerridwen s’apprête à répondre à la boutade mais l’arrivée de la secrétaire la coupe dans son élan.
« Mademoiselle Tyluanos, je suis désolée, mais vous avez un message de votre demoiselle de compagnie. »
Cerridwen penche la tête, esquisse un sourire en imaginant Cadi appeler dans tous les endroits où elle pourrait être. C’est tout à fait son genre et elle a toujours su la trouver jusque-là. Mais son sourire disparait bien vite lorsqu’elle découvre le contenue du papillon de papier que l’employée lui tend
« Mon père veut me voir. »
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