One more time
30 Octobre
Le calendrier a biffé trois jours depuis la découverte de l'assassinat de Lionel Bronstein quand Jacqueline referme la porte de son appartement sur la silhouette, laquelle lui octroie un salut succinct. L'horloge pointe presque un double six. Un minimum engourdie, l'hôtesse dénoue sa tresse châtain foncé et s'ébroue comme un poney.
Quelle bonne surprise ! Vraiment ... ça faisait un bail. Quinze seize mois, facile... Il ne faudra pas laisser se distendre le lien qui vient d'être raffermi par cette visite agréable autant qu'impromptue. Il est à peine croyable qu'en cette ère d'ultra-correspondance, on puisse rester aussi longtemps sans nouvelles de nos relations, alors que dans la même période, on balance des messages dans tous les coins. En multipliant les échanges, on en a amoindri la portée, siphonné la substance , ou quand l'acte de communication surpasse le contenu. Éloge du vide...
Elle se prépare à ranger les mugs et la théière, qui ont déposé leur convivialité sur la table de salon, quand elle perd l'équilibre. La tête lui tourne... un étourdissement... ça va passer. La fatigue de ces dernières semaines. La vie d'une rédactrice de fictions ne favorise guère le repos, surtout au sein d'une chaîne de télévision soumise à une concurrence implacable. L'élaboration d'épisodes niais, dignes héritiers des romans-photos de jadis, l'épuisent, à la fois par la fréquence à laquelle elle est tenue de les fournir, et par la bêtise qu'ils véhiculent, surfant sur des scénarios archi-convenus. De toute façon, elle ne dispose ni du temps ni du courage, encore moins de l'énergie indispensable au tissage de récits de qualité, écœurée par les prestations des interprètes , payés à renforts de caramels mous, et qui jouent comme des santons. Au bout de quelques mois, Elle a réalisé que l'ineptie de ses propres productions l'avait davantage exténuée que le rythme, pourtant soutenu, de leur fabrication.
Et puis, il y a cette Eva Palpe, petit démon blond cendré, qui mène, d'une baguette impérieuse, son personnel, concentrant sa sévérité essentiellement sur les femmes, alors qu'elle se métamorphose en vamp dès qu'un homme a le malheur d'être pris dans le faisceau de ses yeux lavande, ces attitudes fondamentalement différentes aboutissant au même objectif : pressurer les subordonnés, obtenir de leur part une obéissance inconditionnelle, optimiser la productivité...
Le plus affolant, juge Jacqueline, c'est que les deux procédés fonctionnent au-delà de toute prévision : les unes versant dans la diligence et l'obséquiosité, terrifiées à l'idée de se faire fouailler verbalement, les autres se dénaturant pour mendier une caresse ou un susucre, les bruits de couloir faisant aussi état de quelques favorites, récipiendaires des bontés de la patronne, et ayant rejoint la manade beuglante de mâles en quête de faveurs.
La svelte corruptrice, qui porte sa féminité en étendard, n'hésitant jamais à délaisser tailleurs et chemisiers pour des atours moins conventionnels, a récupéré dans l'affaire le surnom de 'Miss échancrure', sans qu'on sache véritablement ce qui, de l'ironie ou du désir, prenait le dessus dans cette appellation. En tous cas, avec ou sans robe fendue, Eva tire le maximum de ses équipes, harassées, au sens anglo-saxon du terme, au ravissement ostensible des actionnaires. Les avoirs de ceux-ci ayant gonflé de manière indécente, il est vain de préciser qu'ils portent sur la séduisante esclavagiste les yeux de Chimène.
Jacqueline elle-même, dont le caractère récalcitrant se prête mal à la servilité qui s'est abattue sur les membres de la chaîne, a été embringuée par la cadence de travail et en paye aujourd'hui la facture au prix fort. Alors, il y a bien cette hypothèse d'oncle à héritage, mais pour l'instant, il faut turbiner pour pouvoir croûter, comprenez-vous ?
Pendant ces considérations désenchantées, elle a réussi à se traîner jusqu'au lave-vaisselle pour y déposer , sommairement, les deux mugs. Puis, lentement, elle s'est lovée dans le creux d'un large fauteuil de cuir, passant, sans s'en apercevoir, de la pensée au rêve, s'enfonçant en ces rares et divins instants de flottement intermédiaire.
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Chaperon noir introduit la carte magnétique dans la rainure conçue à cette intention. L'entrebâillement découvre une pièce coquette, meublée avec goût, paisible et rassurante, propre à protéger ses occupants des invasions implacables de la vie.
L'ample fauteuil crème aux accoudoirs plats, tellement vaste qu'il ne dépare pas le sofa de la même teinte reposante, a recueilli une femme, blottie dans le renfoncement que le poids de son corps a creusé. Le sommeil a jeté sur elle une pelletée de terre lourde comme l'éternité.
L'ombre avance peu à peu vers le coin salon, saisit son bissac, s'achemine froidement vers son cynique dessein. Une respiration pesante soulève la poitrine de la proie. Scène d'une vie ralentie, attendant d'être abrégée.
La silhouette encapuchonnée visse un cylindre métallique à une arme de poing anthracite . Elle assujettit la crosse de ses deux mains couvertes, presse la détente. La tête de Jacqueline se désarticule en une gigue grotesque, dans ce qui ressemble à un dérisoire sursaut d'existence. Méticuleusement , le chaperon ôte le silencieux de son 11-43, le remise dans sa besace, puis, sans aucune espèce d'attention pour l'impact qui éclaire la tempe de la morte d'une étoile rouge , pose une miniature et un livre sur la table basse. Il se retourne alors, et commence à déshabiller le cadavre...
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