"Crimes célèbres", diffusion
10 novembre, 20h44
Loryn patiente. Une fois évacués les rares soubresauts syndicaux, Jade ne va pas tarder à s'endormir. Contrairement à sa mère, la petite n'est pas sujette à l'énervement facile, ce dont ses parents se félicitent. Le professeur recouvre le trésor de la courtepointe, éteint la veilleuse, sort à pas de loup.
Dans le salon, en face l'écran mural, le commandant Deaumère, enveloppé dans un peignoir de bain confortable, qui laisse deviner la naissance de sa poitrine, s'est installé dans le fauteuil central, pc portable ouvert sur les genoux. Toujours ce réflexe de la prise de note.
Le défilement publicitaire ne voit pas sa fin. Un quart d'heure non stop entre le programme précédent et la prise d'antenne, n'est-ce pas excessif ? On peut affirmer sans risque d'erreur que SP One rentabilise le créneau.
À cet effet, Eva Palpe et ses sbires n'ont pas lésiné sur les clips promotionnels de l'émission. Depuis trois jours, à chaque intermède, un film de 45 secondes est projeté , qui montre des images d'archive, tandis qu'une voix off caverneuse promet du sensationnel. Des bandeaux défilants, se déployant toutes les demi-heures, ont également empiété sur les autres émissions de la chaîne.
Le titre, "Les crimes célèbres de l'histoire", célébré par une musique se souhaitant angoissante s'invite dans le foyer Deaumère... Lumière tamisée, fond noir. Épisode 1 : "les Amériques, jeune continent, crimes de sang." Comme par hasard ! Si d'aventure le programme commençait par le cas Trotsky ou Kennedy, le cirque serait complet.
La caméra découvre successivement, dans la coursive menant au plateau, une intervieweuse et trois intervenants : Satanta, qui pince sa moustache en pointe à la Dali, en plus démoniaque et avec les yeux exorbités en moins. Le maquillage les a dessinés en fentes. Une odeur de souffre, et ce sera parfait. À sa gauche, Charlotte Blocklack et sa bonhommie rassurante. Pour terminer, de trois-quarts face, Blanche Pasenti, l'érudite mentionnée par Lottie au cours de la première visite de Perle au club de l'AECC.
À l'ébahissement de celle-ci, la 'chercheuse Pasenti' ne répond pas exactement aux canons de la ratte de bibliothèque envisagée. Point de tessons de bouteille en guise de verre optiques , pas davantage de chignon, de rides, de fripes old-fashioned. D'où provient cet axiome horriblement réducteur qui voudrait que les femmes cultivées fussent laides , ou se promenassent avec des toiles d'araignée sous les aisselles ?
Une taille moyenne compensée par des talons, la quinqua , au visage ovale, porte à merveille une tenue que beaucoup de filles moins âgées qu'elle ne pourraient se permettre d'adopter, magnifiée par une jupette dévoilant des cuisses impeccablement galbées. Comme si cela ne suffisait pas, Blanche, posément, aligne des démonstrations très au-dessus de la moyenne, assaisonnées d'une époustouflante culture générale, l'ensemble produisant une attraction indiscutable.
Le trio escamote pratiquement l'intervieweuse, devenue inconsistante, qui continue de servir la soupe en répartissant, tant bien que mal, la prise de parole. On a l'impression que son absence ne changerait rien à l'affaire. Pas nécessairement plus mal. Contrairement à la tendance entretenue depuis un bon demi-siècle, un animateur est là pour valoriser ses invités, de préférence à lui-même.
Les trois intervenants remettent en cause le déroulement de certains assassinats , toujours avec les précautions d'usage, sous forme d'éventualités, soulignent des incohérences, réécrivent l'histoire..
Perle hausse les épaules. Un fonds de commerce comme un autre. Le vrai souci... c'est que l'érudition des participants et leurs raisonnements, justes jusque dans leurs sophismes, rendent l'émission passionnante, et ainsi le propos crédible, des images d'archives parfaitement sélectionnées appuyant judicieusement le débat... Ces zozos n'en sont que plus dangereux.
Blanche Pasenti impressionne encore plus que ses congénères. Un Coco bis de l'autre sexe, dictionnaire sur pattes, et dépositaire, ce qui n'arrange rien, d'un charisme à tout casser. Un petit rayon qui illumine le studio d'enregistrement, et, en conséquence les foyers des téléspectateurs qui se font vampiriser les yeux par SP One.
La première idée qui visite le commandant Deaumère , c'est que Palpe doit être ravie de la Pasenti. Une invitée qui va booster l'audimat d'abord par ses multiples connaissances, puis par l'emploi qu'elle leur destine, et enfin en déclenchant chez tous les mâles alentour grande salivaison.
La seconde, c'est qu'elle préférerait, en dépit des consignes qu'elle a édictées à ses troupes, que Corin ne soit pas devant son écran. Il serait bien encore capable de craquer pour celle-là aussi : le profil parfait en face duquel il capitule à grande vitesse : femme bourrée de charme, d'assurance, et... grande nouveauté, son égale dans la galaxie culturelle, sinon sa supérieure. Déjà qu'il ne parvient pas à résister aux autres.
Dans la cuisine, un tintamarre, auquel succèdent des imprécations inhabituelles, fait tressaillir Perle, nerveuse. Est-il possible qu'elle soit crispée à ce point-là, rien qu'en suivant les circonvolutions des Satanta et autres Pasenti ?
Ça ne ressemble guère à Loryn, ce vacarme aromatisé de grossièretés. Est-ce un acte manqué ? Le calme professeur serait-il en train de lui faire comprendre que le manque de disponibilité affective de sa compagne le ronge ? Un cortège de mariage n'aurait pas été plus tonitruant.
Dès l'ordre rétabli dans la pièce, Loryn rejoint Perle devant la projection. Une exclamation succède immédiatement à son arrivée.
— Tiens ! C'est Blanche Pasenti.
C'est au tour de Perle d'être troublée.
— Tu connais ?
— Et comment ! Blanche a professé parmi nous pendant près de cinq ans, il y a une grosse quinzaine d'années. Un esprit brillant, mais des thèses pour le moins discutables. Après, je ne travaillais pas sur les mêmes périodes qu'elle. Moi, c'est le bas Moyen-âge. Ses travaux étaient plutôt axés sur l'époque contemporaine, en gros à compter de la révolution industrielle. Les débuts de l'asservissement de l'homme par la machine.
— Révisionniste ?
— C'est toi qui l'as dit.
Et pourquoi a-t-elle quitté votre admirable corporation ?
— Parce qu'elle est incapable de se cantonner trop longtemps à un lieu donné , pas plus qu'à des activités routinières. Un esprit libre, libertaire, et même libertin.
Le dernier terme interpelle la trentenaire.
— Libertine ?
— Eh bien oui. Libre dans les relations amoureuses, qui s'affranchit des diktats sociaux à base de monogamie ou autre carcan...
La maman de Jade ne parvient pas à réfréner la question lui brûlant les lèvres, et qui commence à la corroder entièrement.
— Cette fille est séduisante à bien des égards. As-tu connu des rapports avec elle ? Tu peux me le dire, puisque c'était avant que nous nous rencontrions.
Son compagnon sourit.
— Non. Jamais. Ceci étant, si elle m'avait sollicité, je crois que j'aurais craqué facilement. Vois-tu, c'est difficile de résister à Blanche. Elle est tellement différente des autres. Personnalité enchanteresse par sa richesse, qui ne s'embarrasse pas de fioritures quand elle le doit, mais qui sait se montrer douce et charmeuse avec les gens qu'elle aime. Une chic petite, en supplément.
Du lourdaud de compétition ! À la question de savoir si un type intelligent peut se montrer gauche, Loryn coche la bonne case avec les félicitations du conseil de classe. Le socle de Perle vient tout bonnement, estime-t-elle, de lui avouer qu'il serait susceptible de céder aux avances d'une femme séduisante. Quand elle pense au temps dont elle-même a eu besoin pour apprivoiser son grognon, au siège tenace auquel elle s'est livré, restreignant à l'extrême sa personnalité impatiente... et le voilà qui carillonne fièrement , prêt à manger dans la main de la première dresseuse d'ours qui croise ses guibolles à la télévision ! En gros, il suffirait que ce genre de péril sur pattes ondule un peu du valseur pour que l'homme évolué oublie la notion de fidélité.
Monsieur ne souvient plus qu'il est en main et heureux en ménage? Il est fortement question que Perle recroque l'indélicat dans un futur imminent. Il ne s'agirait pas que le chéri oublie de quelle princesse il est fou amoureux. Elle va le lui faire bien voir. Adieu Noah Prætorius, adieu l'enquête, adieu la Farrell et ses interviews racoleuses, adieu Blanche la mangeuse d'hommes. Ce soir, le docte professeur passe à la casserole. Et encore heureux pour lui s'il ne se retrouve pas, à la suite de la débauche qu'elle va lui offrir, exténué, sur la descente de lit...
Dans le même temps, comme un fait exprès, la caméra englobe, en plan rapproché, le buste de Blanche, lequel, bien que couvert d'un voilage sobre, esquisse une abondance prometteuse. La Pasenti se cambre, pousse son avantage. Perle croit reconnaître une attitude de cavalière. Elle aimerait penser que les séances d'équitation se limitent aux chevaux... En un infime instant, l'érudite s'est transformée en inquiétante rivale, et à ce titre, réceptrice d'une détestation tout à fait réconfortante.
Au fond, par sa maladresse, le professeur Fenl a réappuyé sur le bouton ON, activant les bons leviers de manière totalement inconsciente. Il suit l'émission d'un oeil distrait, sans se donner la peine de s'installer, ni pressentir les projets délicieusement belliqueux de Perle . Avant de déserter le salon pour la salle d'eau, il dépose un baiser vertueux sur la tempe de sa moitié.
L'épouse passerait bien à la vitesse supérieure dans l'instant. Néanmoins, en attendant de remettre l'église au milieu du village, il faudra bien terminer l'émission. Pugnace reliquat de conscience professionnelle. La concentration se révèle malaisée, l'esprit de l'enquêtrice voguant désormais vers des îles plus corporelles. Heureusement, les invités de SP One se chargent de recapter son attention. Comme elle le subodorait, les assassinats des deux Kennedy, de Trotsky, ainsi que celui de Lincoln ont été passés à la moulinette par nos experts.
Les trois 'chercheurs', dont on perçoit la complicité, ont ensuite dérivé — ou était-ce planifié ? — vers le massacre de la Saint-Valentin, quittant momentanément les homicides individuels pour se plonger dans l'étude du règlement de comptes le plus fameux de l'histoire. Vont-il émettre des doutes sur la responsabilité de Capone dans cette extermination ? Vu que rien ne les charme plus que de bousculer les certitudes ?
Bingo ! Plusieurs supputations sur l'existence de bandes rivales méconnues sont émises par Satanta, le débroussailleur en chef, qui joue le rôle de bélier avant que Blocklack et Pasenti ne se glissent dans la brèche. Les deux finaudes n'affirment rien à titre définitif. Chacune de leurs interventions s'appuie sur un système hypothétique pour suggérer que les Irlandais de Bugs Moran faisaient de l'ombre à d'autres branches de la pègre de Chicago.
La bouche de Perle forme un accent circonflexe. L'intervieweuse n'existe plus du tout. Blocklack l'a déroutée, Satanta l'a estoquée, Pasenti l'a escamotée. Sur le mode décontracté, les membres de l'AECC conversent avec une invraisemblable aisance, comme s'ils se trouvaient au club ou dans leur salon. La maman de Jade se surprend à entrer dans leurs circonvolutions. Quand l'émission touche à sa fin, le doute n'est plus permis. Inutile de patienter pour découvrir les chiffres de l'audimat. Le pilote rencontrera son public, gobera une grosse part de marché . Regina Lecaste, Eva Palpe pourront se frotter les mains, tandis qu'à la PJ, on dégustera de la soupe à la grimace. Perle anticipe le mécontentement cinglant de sa supérieure Gisela Bhugueti et les remontrances qui vont pleuvoir sur son équipe, comme si elle était responsable de la programmation des chaînes de TV.
Avant d'aller rappeler les fondamentaux à sa brebis égarée, elle est traversée par un flash.
Et si c'était Palpe qui commanditait les meurtres pour promouvoir son émission à la con ? Il faut quand même bien reconnaître que la simultanéité est troublante... Cela paraît déconcertant, elle le concède. Pourtant, en digne héritier de la Omphale, le succube de poche ne doit pas craindre le mélange des genres. Une piste comme une autre.
Pour l'heure, d'autres priorités hèlent la cheffe d'équipe.
La policière se débarrasse du portable, qu'elle abandonne sur la table basse, s'étire comme petit chat ébouriffé. Il est temps de rapatrier le dévoyé. Elle se lève, et sans prendre la peine d'enfiler ses mules, se dirige vers la chambre conjugale. Un rai de lumière signale que l'infidèle putatif n'est pas encore couché, terminant sur un bouquin une soirée qu'il imaginait morne. Il se trompe lourdement. Suite au programme, qui l'a absorbée autant qu'agacée, son épouse n'a pas sommeil. Si elle n'était pas pressée de remettre la tête de son inconséquent à l'endroit, elle disserterait sur le paradoxe qu'a soulevé la découverte de Blanche Pasenti : l'érudite est un véritable pot miel pour mâles et c'est la libido de Perle qui se trouve subitement exacerbée !
La jeune brune entre, pointe Loryn du doigt, s'approprie l'espace, dénoue sa ceinture, échancre lentement le peignoir, le laisse tomber à ses pieds.
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