Debout tout le monde

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12 Novembre, matin

Gisela Bughetti admire son reflet dans le grand miroir de l'entrée. Tailleur de bonne coupe, lèvres carmin, brushing parfait, pochette en maroquin fauve. Tout est impeccable, et, pourquoi ne pas le dire, très séduisant. Dommage que ce soit la petite Deaumère, laquelle s'en est bien tirée, qui ait eu le privilège des attentions de l'Univers et des points presse. Dommage... ou pas... Si jamais la résolution de l'affaire de l'Alpiniste venait à traîner, le commandant constituerait un fusible tout à fait convenable. Dans le cas contraire, il ne sera pas très compliqué de ramener à couverture à soi à la sortie de quelques conférences bien senties. La cheffe de service se sourit, avant, d'un geste négligent, de balayer une éventuelle poussière sur sa manche.

Lewis Satanta se peigne. Plus exactement, il se peigne les sourcils, reproduisant chaque matin et à grand renfort de gel le processus qui les dotera d'une forme d'accents circonflexes, et ainsi contribuera à sa physionomie méphistophélique. À l'AECC, personne n'a osé lui confier que sa mine rappelait également celle du Comte Vlad, dit Dracula, craignant, à juste raison, qu'il ne s'équipe de crocs postiches.

Dans l'appartement de Jacqueline Bouvier, qu'il occupe encore en attendant que la recherche d'héritiers aboutisse et que débutent des démarches successorales, Jacques Buyr frotte mécaniquement des yeux rougis de fatigue. Sa tête carillonne comme un bourdon. Jamais il n'aurait dû passer la nuit sur le pc, surtout en équilibre instable sur ce trépied. D'autant qu'avec le déficit de sommeil, la lucidité déserte. Partitions, dossiers, sous-dossiers, fichiers s'imbriquent, s'amoncellent... Allons, juste un dernier clic...

Régina Lecaste ronchonne, tandis qu'elle absorbe son café noir. Et ceci malgré le magnifique succès d'audience connu par le pilote de l'émission. Beaucoup trop de réactions négatives sur les réseaux, à son sens. Rien ne l'exaspère autant que les appellations de complotistes ou de révisionnistes dont de sommaires contributeurs parsèment les forums. Ces abrutis ne comprennent-ils donc pas que l'AECC prêche la vérité ? Que leur association n'a que le tort d'avoir raison avant les autres ?

Eva Palpe, elle, affiche une humeur radieuse. À la différence de la prétentieuse de l'AECC, peu lui importe que les réactions soient positives ou négatives. Ce qui compte, c'est leur ampleur. Et là, jackpot. Son parcours à PGTV1, consacré à concevoir des émissions de qualité discutable, l'a pourvue d'un jugement infaillible, du genre de celui qui caractérisait jadis Vera Omphale ou Sidney Streegteen*1. Avec les estimations chiffrées de l'audimat, la prestance et le charisme des invités, le navire armé par SP One va pouvoir voguer toutes voiles déployées. Même les contradicteurs seront scotchés à l'émission pour y pomper le carburant nécessaire à leur agacement. Une réussite pareille se célèbre. Si elle convoquait Corindon pour une soirée festive ? Ou plutôt qu'elle le fasse contacter, afin de lui envoyer l'image d'une femme d'affaire surbookée qui veut bien accorder à son officiel comblé une place dans son emploi du temps de ministre.

Elle appuie sur l'interphone.

— Martin, pouvez-vous venir dans mon bureau, s'il vous plaît ?

Perle s'interroge. Loryn la suit comme une ombre depuis le glorieux carrousel nocturne. Elle ne va quand même pas lui faire le coup de la migraine pour avoir la paix. Restons sérieuse deux minutes. Alors, un fidèle compagnon vigoureux et producteur de plaisir, c'est exact. Elle a adoré être redevenue, d'une part, un objet de désir, d'autre part s'être abandonnée aux viriles étreintes. Un lâcher-prise bienvenu au sein de journées passées à tout contrôler.

Ceci dit, plus elle se montre entreprenante et disponible... plus il requiert leur accouplement. Le manque le rend demandeur, la pratique le rend demandeur... C'est une machine, cet homme-là. Depuis qu'elle a remis une pièce ...

Blanche Pasenti, le déclencheur involontaire de la libido du commandant — d'ici à ce qu'elle soit étiquetée "sauveuse de couple" ...—, est plongée dans un énorme ouvrage relié, avec une concentration tangible. Sa remarquable mémoire enregistre et classe les informations à grande vitesse. Il s'agit de ne pas lambiner. L'émission numéro deux sur SP One est prévue pour la semaine suivante. Elle concernera les hommes politiques français assassinés ou objets de tentatives. Lecaste et Palpe, au cours d'une visio, ont aussi évoqué le thème de l'émission trois : les meurtres dans la fiction et leurs invraisemblances.

La périodicité initiale mensuelle de l'émission a été revue à la hausse, ô combien, après la réussite magistrale du pilote. Comme à son habitude, Eva a su se montrer très convaincante. Le nouveau budget prévisionnel, chargé de fonds comme un âne de reliques, aussi.

Josepha Laniste , acrimonieuse, c'est à dire totalement fidèle à elle-même, bavarde avec une voisine à l'oreille compatissante.

— Ces incapables de flics ! Vous verrez qu'il n'attraperont pas l'Alpiniste. J'ai de l'expérience, moi ! Vous pouvez me croire... Ah, ça, ils sont forts pour tourmenter les honnêtes gens, mais dès qu'il s'agit de passer aux choses sérieuses, il n'y a plus personne. Pour le meurtre de mon malheureux époux, si je vous disais...

Un intérieur coquet, des tentures prune, un lit en bois massif, une tête qui embrasse avec passion une aréole brune comme sa propriétaire. Anastasia Louvonaï adoube la manœuvre d'un sourire resplendissant. Le ou la partenaire fait porter sa ferveur sur l'autre sein, tandis que la métisse éclate d'un rire satisfait. Magnifique spécimen de créature à consolation rapide.

Angel Laymge boit la scène qui défile sur son smartphone : à cheval, dans un décor luxuriant, elle tracte un gros individu, les poignets entravés par une longe arrimée au pommeau de la selle. Quand elle presse les flancs de sa monture pour augmenter l'allure, l'homme s'effondre, se fait traîner dans les épineux sur une vingtaine de mètres. En bas de l'écran, le sigle PGTV1 apparaît en incrustation. Dès le clip fini, elle se le repasse...

Frédéric Carrette fouille le petit caddie de ménagère dans lequel il a entassé son barda. Depuis la découverte du corps de "Sadi Carnot", il évite soigneusement les bouches de métro. Les rues, même les touristiques, ne sont pas aussi favorables à son activité que les stations , qui recrachent chaque jour des dizaines de milliers d'usagers. Tant pis. Il n'a aucune envie de se retrouver nez à nez avec un macchabée dégouttant par tous les bouts, sans compter que cela pourrait devenir suspect. Il commence à étaler son fourbi sur le trottoir.

La bouilloire siffle. Une forme boulotte apparaît dans l'encadrement de la cuisine, ouverte sur le salon. Charlotte Blocklack s'approche de l'ustensile, un petit sachet de thé et un mug à la main. Elle a rendez-vous au siège de l'assoc', pour un débrief approfondi de leur première prestation, avec Regina Lecaste, Blanche Pasenti, Lewis Satanta et Doris Éguilfranco, la grande absente de cette séance initiale. Pas certain, de plus, qu'elle participe aux autres, Eva Palpe, la décisionnaire, ayant été enthousiasmée par les prestations de ses trois coreligionnaires et ne souhaitant prendre aucun risque de briser l'élan. Doris ne s'en est pas formalisée. Le rôle de consultante lui sied. Pas de problème.

Double A mâchonne un croissant, les yeux scrutant le plafond. Un observateur avisé pourrait penser qu'il médite. Le mouvement puissant et régulier des maxilaires, l'immobilité du regard indiquent à n'en pas douter une intense réflexion. En réalité, Andrew ne pense pas, il laisse ça aux gens pourvus d'imagination et impatients de s'épuiser. Déjà qu'ils ont l'affaire de l'Alpiniste sur les bras ...

Noah Prætorius saisit son parapluie, descend sans hâte les escaliers de son immeuble avec le maintien d'un gentleman britannique se rendant à la city. Il préfèrera le RER à la voiture. Au kiosque du coin, il achète à la volée un quotidien dont il parcourt les grandes lignes d'un œil bienveillant. Sur la colonne Morris voisine : des affichettes annonçant — déjà — la poursuite de l'émission "crimes célèbres''.

Vanessa Laniste, décoloration en broussaille et humeur à l'avenant, alpague son compagnon, l'empereur du Palais Brongniart. Il ne lui a pas laissé sa carte bleue ! À quoi pense-t-il ? Comment pense--t-il qu'elle va parcourir les boutiques ? S'imagine-t-il qu'elle va payer le coiffeur, l'esthéticienne, et déjeuner avec ses amies au salon de thé avec de la roupie de sansonnet ? Avoir une compagne élégante ne se fait pas tout seul. S'il croit qu'elle reste avec lui pour sa gueule ...

Et si en 1802 , Napoléon perçait déjà sous Bonaparte, dorénavant, Josepha Laniste perce sous Vanessa, de plus en plus soumise aux atavismes maternels. Apparemment, son conjoint ne détient pas la jugeotte nécessaire pour deviner la quarantaine aigrie qui guette la mégère au coin du bois. Il est des individus qui ne voient pas au-delà du physique. De toute façon, si Vanessa venait à apprendre ses difficultés financières, le problème se résoudrait de lui-même, et la chercheuse d'or pourrait bien se mettre en quête d'une poire apte à subvenir aux besoins qu'exige son standing. Il FAUT qu'il se rétablisse, qu'il trouve quelque chose, n'importe quoi...

Le professeur Fenl aborde d'un pas décidé les marches de l'université. Il répond fort amicalement aux salut de plusieurs étudiants et étudiantes. Son emploi du temps du jour est tout tracé. Cours en amphi le matin, déjeuner frugal, courses alimentaires en coup de vent, relève de belle maman auprès de Jade en début d'après-midi, et enfin préparation de méthodes didactiques dans le petit bureau qu'il a aménagé— Il regrette l'époque du loft spacieux qu'il partageait avec Perle*1 —, tout en surveillant son bout de chou, avant , peut-être, la récompense vespérale que lui aura valu son sacerdoce journalier. Loryn franchit la grille.

John consulte anxieusement les résultats de la troisième sur son PC : 15, 7, 18 et... 9 ! Maudits bourrins ! À un canasson près, il touchait le quarté... et dans l'ordre, encore !

Avec fébrilité, il se connecte à un autre site de paris.

Alexis Laniste souffle sur ses lunettes pour obtenir la buée nécessaire à l'essuyage. À la sortie de son interrogatoire, il a obtenu de pouvoir rejoindre Troyes et ses études, à la condition sine qua non de se tenir à la disposition des enquêteurs et de signaler ses déplacements. Il doit cette latitude à Perle, qui ne croit pas une seconde à sa culpabilité. Pour l'instant, le blond filasse en est réduit à se lamenter : de la perte de son paternel, dans un premier temps, des circonstances fâcheuses qui l'ont conduit à Paris le jour du meurtre, d'autre part, et l'ont propulsé en tête de liste des suspects.

Un fredonnement gai s'échappe de la salle de bain. Glenda Farrell , atifée comme un gavroche, sacrifie à l'allongement minimal des cils de sa petite brosse à mascara. Tous les feux sont au vert : succès de l'interview donnée par le commandant Deaumère, grosses ventes en perspective, et corne d'abondance. Car l'assassin ne s'arrêtera pas là, elle en est certaine, absolument certaine...

Corindon a enregistré avec satisfaction l'invitation de sa merveille blonde. Il éprouve, à la perspective de la retrouver, un désir qui ressemble à s'y méprendre au besoin de se fondre dans la souple sensualité de sa maîtresse.

Cette attirance actée, n'étant pas né de la dernière pluie et instruit de son expérience avec Vera*2, il pressent... Comment ça, il pressent ? Il SAIT que le délicieux démon va tenter de le sonder sur l'enquête en cours, de lui ponctionner des confidences qu'elle s'empresserait de répercuter au service info de SP One. Sans atteindre les altitudes irréelles auxquelles culminait son ex-patronne*3, Eva est douée à ce jeu-là.

Cependant, ne vivant pas H24 avec elle, il échappe aux diverses pressions quotidiennes qu'elle pourrait lui faire subir. Prenant en compte, de surcroît, le fait qu'il manie de mieux en mieux la langue de bois et se montre évasif à volonté, la partie de poker menteur n'est pas perdue d'avance.

Même si elle portera sans coup férir son partenaire à incandescence, comment Eva pourra-t-elle vérifier la véracité des renseignements ? Prendre le risque de de diffuser des informations si Coco laisse planer un légitime doute?

Au pire, dans le cas probable où elle ne recevra pas les révélations qu'elle espère, endurera-t-il sa vindicte très momentanée. Le joli cobra s'avère beaucoup trop fin et manipulateur pour rester fâché longtemps.

*1 "Le faux miroir"

*2 Vera Omphale, "retour de flamme", "l'appel des cimes".

*3 Vera Omphale, " Le faux miroir", "retour de flamme".

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