Indices
18 novembre.
Trois jours plus calmes ont étiré leur langueur sur la brigade. Sûrement la rançon de l'activité folle produite pendant les trois semaines précédentes. Toutes et tous se sont démenés en vain. L'enquête stagne.
Corindon est à moitié allongé sur le sofa, les yeux clos. Quelqu'un méconnaissant le capitaine Caïm s'imaginerait qu'il a piqué du nez. Après tout, avec les journées qu'ils se sont farcies à partir de la fin octobre, rien de surprenant à ce que quelques sommes épars viennent au secours d'une juste récupération.
En réalité, Coco ne dort pas, il réfléchit, remet de l'ordre dans ses idées, fait porter toute sa concentration sur le cas des indices que l'assassin a placés près des corps à leur intention.
Il a récapitulé les objets, s'est essayé à plusieurs classements, plusieurs associations. Voyons : Des binocles sans verres, une médaille CCCP, une copie de drapeau mexicain, un piolet , un tailleur et une toque rose, une miniature de Lincoln Continental, un exemplaire de la poétique d'Aristote, une miniature de calèche, un fac-similé du "petit journal", une redingote, deux boucs postiches, un pour Trotsky, l'autre pour Sadi Carnot.
Que faire de ce fatras ? Coco se détend, laisse sa pensée tirer d'elle-même les déductions qui s'imposent. Les résolutions surviennent , juge-t-il, selon un mécanisme singulier, alors même qu'on est en train de focaliser sur un autre point. Il entrouvre les paupières.
À chaque fois, les indices se caractérisent par un grossier surlignement, comme si le criminel craignait qu'on ne les associe pas au bon personnage historique. C'est le rôle premier : renvoyer à Léon Trotsky, Jacqueline Bouvier-Kennedy-Onassis, et Sadi Carnot.
Faut-il considérer, en conséquence, que chaque personnage illustre évoqué n'entretient aucun rapport avec les deux autres ? Ce serait ridicule , non ? L'Alpiniste suit forcément un fil.
Effectivement, Le processus est tout le temps le même, mais cela signifie-t-il que le meurtrier a tissé des liens pour l'instant invisibles entre les trois homicides ?
Les spéculations tournent et se retournent dans la tête du protégé de Perle, virevoltent, s'entrecroisent, entrent en conflit.
Les initiales des victimes ? LB, JB, SC... Les associer ? Et d'ailleurs, lesquelles prendre en considération ? Le B de Bronstein ou le T de Trotsky ? Le B de Bouvier, le K de Kennedy, ou le O d'Onassis ? Quant au vagabond qui a joué à son corps défendant le rôle de Sadi Carnot, ils ignorent sa réelle identité.
La proximité géographique des meurtres ? Si l'assassin voulait signaler qu'il crèche dans le Xe arrondissement, il ne s'y prendrait pas autrement. Seulement, ça pue la fausse piste, une de plus...
En ce qui concerne les connexions historiques, s'il admet, à l'extrême limite, que Trotsky et Jackie Bouvier auraient pu se croiser au moment de l'enfance de la première dame... en ajoutant Sadi Carnot, ça complexifie immédiatement l'approche.
La toujours pénible sonnerie téléphonique le tire de ses méditations. C'est sa cheffe vénérée. Bien que l'interruption importune le second de Perle, le ton de sa voix n'en laisse rien paraître :
— Oui, Sherlock ?
— Je ne te dérange pas, Mycroft ?
— Ce n'est plus Watson ?
— J'avais envie de changer... et puis, tant que je t'appelle pas Moriarty...
— Ne me tente pas, je pourrais te prendre au mot.
— J'ai du mal à t'imaginer en génie du crime... Bon, ce n'est pas pour refaire l'intégrale de Conan Doyle que je t'appelle, c'est pour te dire que je sais dans quelle optique l'Alpiniste frappera la prochaine fois.
Corin fait précéder sa réponse d'un mutisme stupéfait.
— Et tu me sors ça comme ça ? Qu'est-ce qui t'a mené à cette brillante trouvaille ? Et quelle optique, d'abord ?
— Appelons ça plutôt une intuition. Toi qui pratiques régulièrement la couche de Palpe, tu es peut-être au courant des programmes de SP One, notamment en ce qui concerne la tranche horaire réservée aux membres de l'AECC ?
— Et donc ? grogne le poupon.
— Et donc les deux premiers meurtres coïncidaient avec le thème de l'émission-pilote, à savoir des assassinats perpétrés sur le continent américain. Puis, l'exécution de Sadi s'inscrivait en parallèle du programme d'hier soir : les assassinats et tentatives commis sur des chefs d'état français. Sais-tu quel est le fil rouge de la prochaine diffusion ?
— Tout à fait. Ce sera en rapport avec les meurtres de fiction, et leur association éventuelle à des événements réels.
— Tout juste, Hastings.
— Et ça te suffit pour décider que la prochaine victime portera un nom relatif à un personnage assassiné dans une fiction ?
— Je ne décide pas, je pressens. À moins, éventuellement, que l'Alpiniste ne s'offre un second meurtre 'hexagonal' pour doublonner, ainsi qu'il a déjà procédé pour les homicides 'nord-américains'. Et si nous pataugions pas dans le morbide, je te parierais un bon repas là-dessus.
Corindon admet les scrupules de sa supérieure. Difficile d'avoir l'esprit ludique alors qu'un dépeceur se promène en liberté et menace à tout instant d'allonger la liste de ses boucheries. Les deux amis laissent passer quelques secondes. Le capitaine reprend.
— À ce compte-là, Perle, je peux t'annoncer le thème de l'émission numéro quatre.
— Quel est-il ?
— "Sex, drug n' rock n'roll".
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