Vertikal[2][0] { Mute Departure }

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<S4R> Les paupières fermées, j’entends d’abord les craquements d’un feu, puis je sens la surface rugueuse d’une couverture sous moi et la fraîcheur d’un chiffon humide sur mon front. C’est agréable. La douleur se calme un peu. Au bout d’un moment, j’ouvre lentement les yeux, au-dessus de moi, un plafond en béton, fracturé en plusieurs endroits, déverse ses entrailles de tuyaux et de fils électriques. De par l’ouverture béante qui éventre la façade du bâtiment un léger souffle s’infiltre et avec elle, une poignée de flocons noirs qui viennent s’écraser mollement sur le sol. Loin, très loin au-dessus, brillent de minuscules points lumineux qui diffusent une faible lueur bleutée, comme autant d’étoiles dans un ciel d’été. Pourtant, il n’y a là-haut qu’un gigantesque plafond rocheux, et à la place des astres, d’innombrables roches luminescentes. Au vu de l’immensité de la caverne, il est facile d’oublier qu’aucun rayon de soleil n’a caressé la moindre brique depuis ce qui semble être une éternité, qu’à l’horizon il ne s’étend que des parois infinies de pierre et de poussière, que la ville entière repose à l’intérieur de l’estomac d’un gargantuesque monstre pierreux endormi depuis des siècles.

 

Des carcasses de voitures sont alignées de chaque côté de la rue, abandonnées. Une épaisse couche de sable noire les recouvre, comme une neige sombre salie par la pollution. Rien ne bouge, rien que le silence et l’absence. Ils s’insinuent, sournois, et sifflent sur cette cité qui sommeille. Même pas une trace de vie ne vient tacher le gris immaculé du sol. Parfois, une brise plus téméraire ose déplacer quelques dunes de poussière, elle file en chuchotant vaguement et disparaît discrètement. Pendant un moment, j’imagine les foules parcourir ses rues, ils devaient être là, à admirer les habits derrière les vitrines, feuilleter les livres sur les étagères, apprécier la nourriture sur les terrasses. Remplir de leur vie ces avenues, crier, pleurer, parler, juste être. Mais maintenant, il n’y a plus rien derrière les vitres brisées, plus rien sur les étagères maltraitées, plus rien sur les terrasses. Plus rien ne bouge, rien que le silence et l’absence. La ville est morte.

 

<R3T> Ce que j’aime dans cet endroit, c’est qu’il y a pas grand monde pour venir te chercher des noises. À part l’occasionnel caillou qui te tombe sur le coin du crâne. Mais à part ça, personne, juste le rien. J’en ai profité pour enfin mettre mes pattes à l’air libre, laissé tomber les bottes pour sentir le sol directement. Il y a pas à dire le sable c’est plus agréable quand il reste bien calé sous tes orteils que quand il se jette dans ta face.

 

Sur mes genoux, l’ordinateur de bord du Kabuto souffle et tousse. Finalement, ses trois ventilateurs se mettent en marche avec un ronronnement sonore chassant la poussière infiltrée dans ses circuits.

 

Je fixe l’écran résolument noir. Après quelques instants, des lignes de caractères blancs commencent à défiler à toute vitesse devant mes yeux.

 

... Welcome to the etherne(l)t

Connecting to the chat NXL+

Please enter your password :

 

Le curseur clignote lentement en fin de ligne. Touche par touche, je rentre le mot de passe, comme me l’a appris Nihiline.

 

Connected. Welcome <N1L>

 

<N1L> joined the chat

<N3L> : Nini, c’est toi grande sœur ? \^^/

<N1L> : Non, c’est Retori.


Changed handle <N1L> to <R3T>


<N3L> : Je ne sais pas ce qui me retient de te kicker là maintenant tout de suite >< . Cette machine n’était que pour elle ! Il n’y a qu’elle qui doit savoir comment l’utiliser !

<R3T> : Elle m’a montré. Elle m’aime bien.

<N3L> left the chat

 

Je me retrouve seule devant mon écran. N3L ne peut pas m’encadrer. Elle m’en veut d’être proche de Nihiline. Elles sont sœurs d’après elle. Nihl m’a dit ne l’avoir jamais rencontrée, ne connaître que nous.

 

Assise dans le cockpit ouvert du Kabuto, j’ai une vue plongeante sur une petite allée bordée d’arbres morts. Il va bientôt pleuvoir, ça va faire plaisir à Nihiline ça. Comme la dernière fois, quand elle avait couru sous la pluie et dansé dans les flaques pendant des heures jusqu’à être trempée jusqu’aux os. On ne l’avait pas arrêtée, on lui devait bien ça. Cela faisait des jours qu’elle pilotait le Kabuto dans ces ruines, même si elle n’en montrait rien, son état se dégradait de jour en jour. Alors, lui offrir juste ce moment heureux, ce n’était rien.

 

Je rabats ma capuche sur mes cheveux et remonte mes genoux contre ma poitrine, la température commence à baisser. Rien ne bouge dans l’écran posé à côté de moi. Peut-être que cette fois N3L est partie pour de bon ? Comme les autres. Mes yeux se fixent sur le curseur en bas. Il clignote, immobile. Un tremblement me parcourt le corps. Je me dis que c’est le froid. Ou peut-être le vide qu’il y a dans ma mémoire. Merde. De toute manière, quelle importance ? J’ai pas besoin de savoir des trucs inutiles. Le visage d’un paternel qui m’attend quelque part ? Un frangin ou une frangine en train de remuer la boue ? Muda ! Pas avoir de souvenirs m’empêche pas de botter des culs. J’ai rien besoin d’autre.

 

J’ai rien besoin d’autre.

 

<N3L> joined the chanel

<N3L> : Qu’est-ce que tu veux ? Fausse sœur ! : /

<R3T> : Je dois parler à N0L.

<N3L> : Tu l’as raté de peu. Too bad, so sad !

 

Je desserre mes poings fermés et résiste à l’envie de balancer la machine par terre. Ce chat est le seul endroit où l’on peut avoir des informations sur ce qu’il se passe dans ce foutu monde. Même si on ne peut compter que sur deux des trois sœurs. Je calme ma respiration, peut être que je devrais appeler Sara, elle a toujours su mieux s’y faire avec les mots. De la touche de retour arrière, je supprime l’insulte que j’ai commencé à écrire.

 

<R3T> : J’attendrai.

 

De toute manière, il reste encore un peu de temps avant que les deux autres se connectent. Ce n’est pas comme si j’avais mieux à faire. En attendant, j’imagine N3L, bien planquée dans une cave, des grosses lunettes sur son nez graisseux, dandinant sa masse informe sur sa chaise. Elle pourrait même être un mec.

 

<N0L> joined the chat

<N3L> : Damn ! : <

 

Enfin.

 

<R3T> : N0L. Besoin d’aide. Le Kabuto est mal. On est perdues.

<N3L> : T’es sérieuse ? Comment t’as fait pour l’abîmer Oo ? Ne me dit pas que tu as essayé de le piloter ? Il a été configuré spécialement pour Nini. Si toi tu essayes de le piloter, tu vas mourir.

<N3L> : Pas que ça me dérange, remarque : p

 

Un frisson me parcourt l’échine. Je jette un coup d’œil au fond du cockpit. Le rideau de nerfs de commande pend sans vie, occupant presque tout l’espace. Parfois, l’un d’eux frémit légèrement puis se rendort. J’ignore comment Nihiline fait pour supporter ce truc. Cette sensation des câbles gluants qui collent partout à la peau, s’immiscent aussi bien dans le corps que dans l’esprit, s’accrochent au plus profond de l’éther et sucent goulûment tout ce qu’ils peuvent. Nihiline ne s’est jamais plainte. Elle m’avait dit qu’il suffisait de ne pas y penser, et de se mettre à la place du Kabuto. Je n’ai pu faire qu’une dizaine de pas avant de dégobiller et plonger du nez.

 

<N0L> : Qu’est-ce qui s’est passé ? Des ennemis ?

 

Direct et droit dedans. Voilà comment j’aime mes conversations.

 

<N3L> : Si c’est le cas, ils devaient être bien équipés. Parce que pour tenir tête à un Kabuto il faut avoir une sacrée puissance de feu. Ou un autre Kabuto.

<R3T> : Un défèr-lent. Un resouffle.

 

Aucune nouvelle phrase ne vient dépasser la mienne pendant un moment. Je reste les doigts en suspens au-dessus du clavier.

 

<N0L> : Sur la neuvième ?

<R3T> : Oui. Au Havre.

<N3L> : J’ai vérifié auprès des Nodes, le défèr-lent a bousillé pas mal de leurs écrans dans ce secteur, mais j’ai pu récupérer des logs de passages. Apparemment, un large groupe de patteux est passé par l’Opéra.

<N0L> : Ils n’ont pas plus de précision ?

<N3L> : Non, ça peut très bien être des humains comme des cercleux. Du moment que ça bouge sur ses pattes.

<N3L> : D’ailleurs, Havre ? C’est près de République ça. N0L, tu ne m’as pas dit l’autre jour que t’avais envoyé des gars à toi là-bas ? : — /

<N0L> : Ils sont restés en surface pendant la majeure partie du trajet.

 

Les phrases s’enchaînent trop rapidement pour mes doigts malhabiles. Un bip sonore m’indique que la batterie de l’ordinateur est bientôt vide. Je lâche ma question en plein milieu de leur dialogue.

 

<R3T> : Où sont les humains ?

<N0L> : Nation est trop loin de ta position. J’ai envoyé de mes Grognards à Lazare. Rejoins-les là-bas.

<N3L> : Lazare ? Ce n’est pas rempli de Cercleux ? Vu que c’était une gare, des gens las bas ont dû être cerclés en masse par leurs routines.

<R3T> : Je prends le risque. On a plus le temps.

<N3L> : Tu prends le risque ? C’est surtout Nini qui prend le risque ! N’oublie pas que si on fait ça c’est pour elle, pas pour toi !

 

<N2L> joined the chanel

 

<N2L> : Désolé pour le retard, j’étais en cours. Qu’est-ce que j’ai raté ?

<N3L> : Oh rien, juste la blondasse qui va faire tuer Nini.

<R3T> : Je ne vais pas faire tuer Nini. Je ne suis pas blonde non plus.

<N3L> : Peut-être, mais t’es sûrement moche !

<N2L> : Quoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui est arrivé à Nihiline ?

<N0L> : Prend la…

 

L’écran de l’ordinateur s’éteint avec un dernier grésillement.

 

Sérieux ? Je martèle le bouton d’allumage, souffle dans le ventilateur, puis finit par taper sur le dos de la machine, plus par dépit qu’autre chose. Interrompus en plein milieu d’une phrase importante. Plus cliché que ça, c’est pas possible. Au moins, je sais où aller.

 

Je pose sans douceur l’ordinateur sur le sol du cockpit. La batterie se rechargera toute seule, aussi physiquement absurde que cela paraisse, Sara pense que c’est un truc dans l’air qui fait ça. Mais c’est long. Il faut compter plusieurs heures avant que la machine soit de nouveau opérationnelle. Et on n’a pas ce temps-là. On est à bout.

 

Hier, quand Nihiline est sortie du Kabuto en titubant, son visage habituellement brun était si pâle ! Pourtant, elle s’était appliquée une ou deux petites couches de bonne humeur, une pointe d’humour, le tout parsemé de sourires. Et voilà, le pilote exténué et cassé de toute part de nouveau transformé en la joyeuse jeune fille sautillant du haut de ses quinze années. Optimiste à en souffrir, aimante jusqu’à en mourir.

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