Vertikal[5][0] { Passing Through }
<N1L> Elles sont sorties de nulle part. Trois créatures noirâtres se sont immobilisées à quelques pas de moi. Leurs grands yeux globuleux brillaient à la lueur orangée des lampadaires. Pendant un court instant, personne n’a fait de gestes. Puis, la pluie a commencé à tomber. À travers l’éther qui parcourt les veines de l’armure, je sens les innombrables gouttes heurter ma peau d’acier. J’attendais ce moment depuis si longtemps ! Je voulais sentir l’eau sur mon vrai visage, noyer mes brûlures sous la fraîcheur de la brise. Écouter le son de la pluie, admirer les flaques et le monde qu’elles reflétaient.
Je me jette en avant, je sens le bitume de la route se fracturer sous l’impulsion des mécanismes. Eux, ils réagissent trop lentement.
Je voulais me blottir tout contre elle.
Je saisis l’une des créatures dans ma main de fer.
— Merci Nihiline, tu as pensé à prendre des couvertures, viens, rapproche-toi, on aura plus chaud ensemble, qu’elle m’aurait dit.
Les pistons s’enclenchent et font tourner les rouages qui propulsent les chaînes. Les doigts se referment lentement autour du corps de la créature. Il tire une première balle qui ricoche contre le casque du Kabuto, la deuxième touche l’épaule sans lui faire le moindre dégât. La troisième ne part pas.
— Et peut-être même qu’elle aurait posé sa main sur ma tête et gentiment caressé mes cheveux.
La créature frappe désespérément de la crosse de son arme l'étreinte métallique. Animé de l’énergie frénétique d’une proie sur le point de mourir. Il frappe, frappe, frappe, et, quand sa crosse se brise, il continue à coup de couteau, puis de poing quand la lame se casse. En bas, ils ont repris leurs esprits, les canons crachent en continu un amas de balles. Je les sens à peine contre mon blindage. Je reporte mon attention sur la poupée de chairs dans ma main.
— Et. Tu. As. Tout. Gâché.
À chacun de mes mots, je resserre un peu plus mon étreinte. Au début, il crie. Puis le bruit de ses os qui se brisent couvre celui de sa voix. Un liquide rouge s’écoule de mon poing refermé et vient teinter les flaques d’eau de sa couleur cramoisie. La pluie, elle, continue de tomber. Indifférentes, ses gouttes s’écrasent sur la tête sans vie de la créature. Comme dans un brouillard j’entends des hurlements, le feu des armes, le bruit de ma respiration, calme et régulière.
— Bouge-toi !
Ma voix résonne dans le cockpit de la machine, brise le moment dans lequel j’étais plongé. Un impact plus violent que les autres fait trembler le Kabuto. Le combat n’est pas encore fini.
— Il a à peine commencé.
Je retiens mon souffle et projette mon éther dans les nerfs de commandes, les câbles noirs s’agitent. Eux sont impatients de commencer le combat, ils sont affamés. Et moi aussi. Je me débarrasse violemment du corps de la créature, celui-ci rebondit plusieurs fois sur le sol avant de s’immobiliser définitivement, les membres tordus. L’un de ces camarades se précipite à ses côtés, puis meurt à son tour quand il est percuté par la massive carcasse de la voiture que j’ai jetée sur lui. Son cri est couvert par le bruit de la tôle qui se fracasse contre le bitume, homme et machine roulent et s’emmêlent en une bouillie de chairs et de métal. Plus qu’un.
— Presque.
Jaillissant des allées, d’autres créatures se jettent dans le combat en hurlant. Ils se faufilent entre les carcasses et dans les bâtiments. Je vois des vitres voler en éclats et des armes prendre position. D’innombrables yeux globuleux sont fixés sur moi, des pas glissent sur les pavés, marchent dans les flaques et la boue.
— Quatre devants, non cinq. Et trois sur la droite sous l’arcade. À l’étage, au moins six. Derrière ? Arrêtez de bouger ! Neuf devants maintenant.
Ils n’ont pas encore commencé à tirer. Qu’est-ce qu’ils attendent ?
J’entends d’abord le bruit, une rafale d’explosions qui claquent d’un seul coup. Puis je sens mon épaule partir en arrière sous le choc, malgré le blindage. Je peine à reprendre mes esprits, à trouver d’où vient le tir. Nouvelle rafale, cette fois, je me suis préparée, j’encaisse, je peux me battre. Mais avant d’avoir pu faire un pas, une pluie de métal s’abat sur moi. Les créatures ont fait feu, tous vomissent leur acier, hurlent en crachant leur bile fumante et brûlante. Je saisis une voiture et la jette contre la façade d’un bâtiment. Mais si les tirs s’arrêtent pendant un moment, ils reprennent aussitôt autre part. Assaillie de tout côté, je sens chacun des impacts sur ma carapace. Je me débats, fait bondir le Kabuto, pousse chaque vérin au-delà de ses limites. Je sens des câbles se rompre, des mécanismes se cassent et des plaques de blindage se tordent. Mes muscles d’acier s’activent et se chauffent, les rouages grincent et font s’abattre violemment mon poing sur l’un des monstres qui s’est un peu trop approché. Un autre est découpé en deux par un lampadaire jeté sur lui à pleine vitesse. Je rugis, juste avant de pulvériser un bâtiment à coup d’épaule, réduire en miettes les ennemis réfugiés à l’intérieur. Mais il en sort toujours plus, les corps se succèdent et viennent teinter de leur rouge mes poings.
Un choc brutal dans mon dos suivi d’une brûlure intense me déséquilibre. Sous l’impact et la surprise, mon esprit est jeté hors de la machine, je me retrouve dans le cockpit, la douleur encore bien présente, plus forte même. Les nerfs de commandes feulent et s’agitent en se resserrant autour de mon corps, ils en veulent plus. Je sens au plus profond de moi la chaleur monter, en même temps que la rage et l’excitation.
— Tu la sens la hargne ? Ce truc qui sort de tes tripes, qui te choppe et te dépouille de ce qui fait de toi quelqu’un de décent ?
C’est Retori qui m’a dit ça un jour. Et aujourd’hui je peux enfin lui répondre : oui.
Je lâche tout. Cette force qui brûle au fond de moi, je la libère dans mon corps. Je lui jette en pâture mes bons sentiments et ma gentillesse. Je la sens les dévorer avec avidité, les avaler en gros morceaux et en faire un magma éthérique violent et pur. Il traverse les veines métalliques, pulse dans le circuit mécanique. Puis je plonge moi-même dans le courant, mon esprit se fond dans celui du Kabuto.
— Pourquoi tu souris ?
La voix s’interroge. Je lui explique : parce que ça me rappelle le défèr-lent, dans les tunnels, hier.
— Et ?
Et que contrairement à ça, un défèr-lent, tu peux pas.
— Tu peux pas ?
Tu peux pas savourer sa peur, goûter son désespoir, apprécier sa faiblesse, sentir sa fin arriver. Tu peux pas violenter la confiance qu’il a en lui, brutaliser le soupçon de victoire, maltraiter l’envie de vivre, lui enlever l’espoir qu’il portait. Tu peux pas écraser sa tête contre le béton, arracher ses membres, piétiner ses os, étaler son sang par terre, lui retirer son intérieur, éviscérer son corps. Tu peux pas planter tes dents dans ce qui le fait être, éventrer son lui, tuer, tuer, tuer, tuer. Tu peux pas lui crever sa vie, dévorer son sens, violer son droit d’être, détruire son existence. Tu peux pas. Tu peux pas. Tu peux pas ! Tu peux pas ! Tu peux pas ! Tu peux pas ! TU PEUX PAS !
— Mais eux ?
— Je peux.
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