Vertikal[5][2] { Passing Through }
<S4R> Je ne sais pas si c’est la chance qui m’a fait ouvrir les yeux à ce moment-là, ou si je l’ai senti d’une manière ou d’une autre. La créature est apparue au croisement des couloirs. Tel un cauchemar sortant des ombres. Il ne nous a pas encore vus. Il est accroupi, sa carapace sur son dos, ses courts museaux levés vers une large affiche sur le mur. Dans ses mains, l’acier brillant d’un carreau décore le bout d’une arbalète de bois et de fer rouillé. Beaucoup plus petit et fin que les autres, il doit faire ma taille. Pourtant, la morsure de la balle est encore fraîche. Je n’ai qu’une envie : courir loin.
Retori a le regard fixé sur le sol traître, elle n’a pas vu la créature. Alors d’un coup de reins, je me dégage de son dos et l’entraîne derrière un morceau de mur effondré sur le côté de l’allée. Surprise et épuisée, elle ne résiste pas. Nous roulons toutes les deux par terre, puis je me jette contre les briques, Retori dans mes bras, ma main sur sa bouche. Je prie pour que l’épaisse couche de poussière ait suffisamment assourdi notre chute. Elle me lance un regard furieux. Pour seule réponse, je la serre plus fort contre moi.
— Gobelin.
Je murmure le plus silencieusement possible. Elle arrête aussitôt de remuer, je la sens se tendre, ses doigts s’enfoncent dans la peau de mon poignet. Elle a dans ses yeux l’étincelle de rage que j’ai appris à reconnaître. La peur est bien là, elle tremble, mais par-dessus il y a une détermination féroce et aveugle. Elle se lève à moitié. Sans réfléchir, je lui pose ma main sur la tête et commence à caresser sa chevelure rousse, butant un peu contre les nœuds et boucles qui la parsèment. Stoppée dans son élan par ce mouvement inattendu, elle hésite, puis finalement, elle se laisse retomber contre moi.
<R3T> Il est là, à deux pas. Le souffle dégueulasse de sa respiration cogne à mes oreilles. Ça me rend folle, ça m’enrage. Il fait encore un pas. Collée contre Sara, j’entends son cœur battre à toute vitesse, elle est terrifiée. Alors je reste où je suis. Sa main tremblante fait des allers-retours sur mes cheveux. Je la laisse faire. Juste pour cette fois. Le monstre se rapproche encore, il hésite.
L’air se tord soudainement autour de moi. Les yeux fermés, Sara murmure des mots que je ne saisis pas. Elle vacille, ses bras se referment un peu plus sur moi. Je sens l’éther brûler dans son corps et lui déchirer les nerfs. Quand je lève les yeux vers elle, elle a ce sourire. Ce sourire couvert de boue et de souffrance, triste un peu, fière surtout.
J’imagine qu’à ce moment-là, j’aurais dû la laisser se cramer et balancer tout ce qui lui restait contre le gobelin. Peut-être lui faire un petit bisou pour la peine. Mais c’est pas trop mon genre. Alors je l’étale d’un revers du poing dans le menton. Elle n’a pas fait un bruit. Sans rien pour le garder en mouvement, l’éther se dissipe rapidement, elle redevient une simple fillette épuisée.
— Dors un peu.
Je sors sans me presser de notre cachette. L’autre a fait un saut en arrière et a pointé son arme vers moi. Il me gueule quelque chose, je pige rien, rapport au masque, et parce que là, je suis pas trop d’humeur compréhensive. L’éther vrombit déjà autour de moi, j’en prélève un peu du bout de ma conscience et l’applique à mes muscles.
Cette fois, j’y vais à la mano. Pas de tours flamboyants, pas de rythmique compliquée. Juste mon poing sur sa face.
La corde de son arme fait un bruit sec quand elle se détend d’un seul coup, jetant le carreau dans une trajectoire incertaine. Je sors de la ligne d’attaque d’un rapide pas sur le côté, et contre. Accéléré par l’éther, mon bras fend l’air, écrase les gouttes, et rencontre le vide.
L’instant d’après, j’ai le souffle coupé. Son genou dans mon ventre, la bouche grande ouverte, j’aspire à grande goulée l’oxygène qui reste coincé à l’extérieur. La créature n’a pas hésité une seule seconde, elle s’est débarrassée de son arme immédiatement après que le carreau ait quitté son support.
J’ai à peine le temps de retenir un haut-le-cœur, que je dois plonger pour éviter son poing ganté. Il me frôle de très près, de trop prêt. Un autre coup me rate lui aussi, mais je peine à reprendre mes appuis. Cette bestiole-là est plus rapide que la précédente, sans compter mes muscles qui répondent que dalle. Juste rester debout me fait mal, et l’éther est en train de me brûler sévère les veines, mais ça suffit pas. Je ne vais pas esquiver le coup suivant, pas assez rapide. L’impact me jette en arrière, le nez en vrac, je sens les larmes me monter aux yeux. Un filet de sang coule dans ma bouche. Je titube, déjà ? Mes appuis ne sont pas sûrs, je glisse, je dois prendre de la distance. Mais l’autre ne m’en laisse pas l’occasion. D’ailleurs, c’est moi ou le monstre me paraît beaucoup plus grand que tout à l’heure ? Il me dépasse d’au moins une tête. Mes jambes tremblent, je me force à ne pas regarder la peur par-dessus l’épaule du monstre. Je me force à ne pas penser à la douleur qui va venir avec le poing qui se dirige vers moi. Je serre les dents, les mains devant mon visage, je parviens à amortir un peu son attaque, ça fait quand même mal. C'est lourd, je recule d’encore quelques pas. Puis je sens quelque chose de dur et froid contre mon dos. Le mur. Depuis le début, la créature domine le combat, j’ai rien pu faire. Absolument rien. Alors je souris, parce que pour l’instant c’est la seule chose que je peux faire.
Ces deux mains se sont solidement fixées derrière ma nuque et me forcent à baisser la tête. Sa jambe gauche se plante au sol, la droite décolle immédiatement après, le genou en avant. Mais il n’a pas compté sur le mélange de boue et de sable qui recouvre l’allée, son pied d’appui n’est pas stable, il ne peut pas y mettre tout son poids. Mes deux mains sont là pour bloquer l’attaque, je fais mine de ne pas avoir entendu le craquement sur mon poignet. Quand son pied se repose, il vacille un instant, seulement un instant, mais c’est suffisant pour moi.
J’ouvre en grand ma conscience, je déchaîne dans mon corps une tempête d’éther qui souffle sur chacun de mes muscles et les gonfle brutalement, je les sens se déchirer au passage, tant pis, je compte bien arrêter le combat ici. Je frappe le sol du pied, et me propulse en avant. Je ceinture le monstre à la taille et l’emporte avec moi. Le dos de la créature heurte le mur d’en face avec un craquement sonore. Il expulse violemment l’air de ses poumons, mais ne crie pas. Tout comme moi tout à l’heure, il crache et tousse à travers ses deux museaux, cherche à reprendre son souffle. Dans le reflet de ses yeux globuleux, je vois des résidus d’éther flotter librement sur notre trace. Tel un chemin enflammé, nuage teinté de bleu projetant des éclairs de pur éther vers le sol.
<S4R> Quand je reprend connaissance, je suis de nouveau par terre, encore adossée au muret de brique. C’est une violente décharge d’éther qui m’a réveillée. Lentement, je rampe hors de ma cachette, pour découvrir avec satisfaction que Retori a gagné. Mais la victoire lui a coûté cher. Une nouvelle collection de blessures sur le visage, je sens d’ici l’éther s’agiter de façon anarchique dans son corps, c’est un miracle qu’elle ne se soit pas déjà effondrée. Dans l’obscurité, ses yeux brillent encore d’un bleu enflammé. Un nuage de vapeur d’eau se forme à chacune de ses respirations. En face d’elle son adversaire est immobile, tache noire collée au mur. Il réagit à peine quand Retori l’agrippe par le devant de son habit et le soulève. Les pieds battant dans le vide, il commence à gratter le bras qui le maintient fixé contre le mur.
Le bras de Retori se recule lentement. Puis s’arrête. Quelques secondes passent. Il fait trop sombre pour voir son expression. Je l’appelle doucement. Elle semble… hésiter ? Finalement, le poing s’abat avec fracas sur le visage du monstre. De là où je suis j’entends à peine un gémissement étouffé.
<R3T> Il y a un truc qui va pas. Ça cogne pas normal. Il y a un truc qui va pas.
<S4R> La lumière est apparue tout d’un coup. Réveillé par un phénomène qu’on ne connaît pas encore, l’éclat s’est manifesté de toute sa puissance, léchant les murs jaune pâle du couloir, peignant d’ombre le moindre caillou. Elle éclaire le rouge presque vif qui s’écoule des blessures de Retori, dévoile ses vêtements déchirés et sales. Puis mon regard descend sur le gobelin.
L’ampoule éclate avec un « pop » sonore. Mais il est trop tard, j’ai vu le « visage » du « gobelin ». Retori aussi. Mon cœur tombe profondément dans mon estomac. Pendant le court instant où la lumière l’a éclairé, les émotions se sont succédé sur le visage de Retori à toute vitesse. Incompréhension, regret, colère. Dans un geste rageur, elle arrache le visage de la créature et le jette au sol. Le masque à gaz rebondit plusieurs fois dans le sable avant de s’arrêter définitivement. Des yeux d’un marron sombre bien humains nous fixent à présent. Une fille. Pas plus de notre âge. Les tresses de ses cheveux crépus tombent désordonnées devant son visage et le sang qui s’écoule sur sa peau noire ne l’empêche pas de nous jeter un regard plein de haine. Pour elle, le combat n’est pas fini.
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