Vertikal[2][2] { Mute departure }
<R3T> Allongée sur le sol métallique, je laisse mon regard vagabonder sur l’extérieur. Il passe d’abord sur les cadavres végétaux, encore debout malgré leur mort, puis sur les lampadaires qui éclairent vaillamment les trottoirs vides et finalement sur l’homme emmitouflé dans un long manteau gris qui marche d’un pas vif.
Il me faut quelques secondes pour enregistrer l’information, puis je bondis au bas du Kabuto. Pieds nus, je me jette à la poursuite de la forme mouvante. Mon cœur bat vite dans ma poitrine, pas à cause de ma course effrénée, mais parce qu’au bout de celle-ci il y a un véritable être humain. Après tout ce temps ! Pas un cadavre, pas une image, un vrai ! Je dérape dans le sable de l’allée, manque de me planter, et j’arrive sur une grande place déserte. L’homme a quitté mon champ de vision. Non, je ne peux pas le perdre, ça serait trop bête !
Je remonte la route parsemée de carcasses de véhicule, certaines figées dans un accident, leurs tôles brisées et tordues. Ce qu’il reste de leur occupant gît à travers leur pare-brise ou sur la route, quelques mètres plus loin. Mais aujourd’hui les crevés ne m’intéressent pas. Je dépasse encore une épave avant d’enfin l’apercevoir. Il s’est arrêté à une dizaine de mètres, en dessous des restes d’un abri de bus. De là où je suis, je peux voir sa barbe rousse et son manteau usé.
Mais au fur et à mesure que je m’approche, je sens un sentiment de mal-être grandir dans ma poitrine. Je ralentis progressivement le pas. Quelque chose ne va pas. Pourtant il a l’air bien vivant, devant moi. Il semble attendre, le regard fixé sur le Smartphone dans sa main.
— Monsieur ?
Je l’appelle timidement. Le nez collé sur son téléphone, il ne semble pas m’avoir entendu, je répète un peu plus fort. Cette fois-ci, il relève enfin la tête, et c’est d’une voix affable qu’il me répond.
— Mademoiselle, je peux vous aider ?
Une nausée commence à naître au fond de mon estomac. Son regard est vide, son visage maigre. Mais je ne peux pas m’arrêter, pas si près du but. Je mets de côté le mauvais pressentiment qui s’est installé dans mes tripes. Sa réaction est faible, j’aurais imaginé plus de surprise.
— Je… oui, est-ce que Nation ça te dit quelque chose ?
— Ici c’est l’arrêt numéro quatre-vingt-un et quatre-vingt-quinze. Le bus vingt-trois passe plus bas, juste à côté du Quick. Par contre, je dois vous prévenir qu’il est lent, surtout pendant les heures de pointe comme maintenant.
— Quoi ?
— Oui, vous avez tout à fait raison, mais heureusement aujourd’hui nous avons le droit à un beau ciel bleu.
Son regard se perd dans le lointain et revient à l’écran cassé de son Smartphone. Quand il se tourne de nouveau vers moi, c’est de la même voix affable qu’il s’exclame.
— Mademoiselle, je peux vous aider ?
Je remarque alors son corps famélique et sa peau devenue grise, le pus noirâtre qui suinte de ses plaies ouvertes et dégouline sur son manteau. Indifférent à son état et ses blessures, il continue, imperturbable.
— Ici c’est l’arrêt numéro quatre-vingt-un et quatre-vingt-quinze. Le numéro vingt-trois passe plus bas, juste à côté du Quick. Par contre, je dois vous prévenir qu’il est lent, surtout pendant les heures de pointe comme maintenant.
— De quelle couleur t’as dit que le ciel était ?
— Oui, vous avez tout à fait raison, mais heureusement aujourd’hui nous avons le droit à un beau ciel bleu.
Quelque chose se brise à l’intérieur de moi. Ce qui me restait d’espoir probablement.
— Mademoiselle, je peux vous aider ?
— MERDE !
Je crie. De rage, de désespoir, de dégoût aussi. Parce que pendant un moment j’ai espéré, j’ai cru avoir enfin trouvé quelqu’un de vivant dans cette ville morte. Il avait l’air si… humain, pas comme les épaves décharnées qu’était habituellement les cercleux. J’en peux plus d’errer dans ces ruines, d’aller de cadavre en cadavre, devenir chaque jour un peu plus comme eux.
Dans quelques heures, il marchera jusqu’à son lieu de travail, s’installera à ce qu’il reste de son bureau et fixera le mur pendant sept heures. Il tapera de temps en temps sur sa table comme s’il écrivait un énième mail à un client mécontent. Une fois sa journée finie, il reviendra chez lui et restera debout toute la nuit dans ce qui lui reste de sa chambre. Le lendemain il recommencera, l’exacte même journée. Le surlendemain il recommencera, et tous les autres jours d’après, il recommencera. Sans jamais changer serait-ce une minute sa routine. Enfermé dans un cercle vicieux, il n’a pas besoin de boire, manger ou dormir. L’éther pourri qui remplace son sang fait bouger son corps, le maintien en état de marche, juste ce qu’il faut pour continuer à revivre son moment, encore et encore.
L’homme me regarde toujours, un sourire au bout des lèvres.
— Ici c’est l’arrêt numéro quatre-vingt-un et quatre-vingt-quinze. Le numéro vingt-trois passe plus bas, juste à côté du Quick. Par contre, je dois vous prévenir qu’il est lent, surtout pendant les heures de pointe comme maintenant.
À chaque fois, nous les laissions là, à tourner dans leur boucle. Peut-être qu’ils allaient redevenir humains ? Peut-être que quelqu’un d’autre allait les sauver ?
Pas cette fois, pas pour lui. J’en ai marre de sentir son regard mort sur moi, sa non-présence empester d’immobilité. Alors je décide de le buter. Les yeux fermés, je tends ma conscience vers le courant d’éther. La masse tournoie, invisible autour de moi. Tempête brutale et immatérielle, mon esprit ne fait que l’effleurer et pourtant je sens déjà la tornade m’accrocher de ses doigts venteux et me tirer vers elle. Je cesse de résister et laisse les rafales d’éther lécher chaque fibre de mon corps, s’introduire dans mes muscles et danser autour de moi. D’un geste circulaire du bras, j’accompagne le mouvement de l’éther et le façonne à coup de volonté. Autour de mon bras, un voile tournoyant se forme, il claque et crache des éclairs qui viennent percuter le sol. Je serre les dents, et je frappe.
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