Vertikal[3][3] { Disharmonia }
<S4R> Des cercleux, pressés les uns contre les autres, coulent en une masse molle et grouillante. Pendant leur chute, ils ne crient pas, c’est à peine s’ils interrompent leurs monologues et fausses conversations. Les premiers heurtent l’eau dans un grand bruit d’éclaboussures, les suivants heurtent les premiers dans un grand bruit d’os brisés.
Du haut de mon promontoire, la scène pourrait prêter à rire. Toutes ces créatures qui se débattent dans une cacophonie de remous et de bulles. Ceux du dessous balancent leurs membres disgracieux dans le liquide, ceux du dessus se contentent d’escalader leurs semblables.
L’un d’eux s’écarte de la mêlée, et pendant un instant nos regards se croisent. Grand et sec, des vêtements encore en bon état, il a sur lui suffisamment de chairs pour que son encerclement soit récent. Au-dessus de son visage d’adolescent, une casquette frappée d’une chauve-souris noire sur un fond jaune attire mon attention. Il patauge, un semblant d’instinct de survie se réveille des tréfonds de ses souvenirs enregistrés par son corps, celui-là même qui lui fait battre des bras dans l’eau glacée, pour ne pas mourir encore une fois. Il a une mimique inquiète, imprimée là par des années d’habitudes. Il a levé son regard vide vers moi, j’esquisse un geste pour l’aider.
C’est à ce moment qu’il se brise.
Les tendons de sa mâchoire se déchirent pour laisser passer un hurlement horrible et strident, sorti du plus profond de sa gorge. Les traits de son visage se tordent, l’un de ses yeux éclate dans son orbite et du sang rouge très sombre dégouline de tous ses orifices. Il n’y a plus rien d’humain dans cette créature, sa tête se balance dans tous les sens, crachant une bave noire et visqueuse partout autour de lui, puis il se lance à l’assaut de la paroi. Malgré son cri, j’entends clairement un os craquer quand son bras heurte violemment le béton, ses doigts se plantent dans les fissures et peignent des petits points rougeâtres contre le mur. Et moi, je reste immobile, incapable d’esquisser le moindre geste, je ne peux que crier. Réflexe stupide et animal. Dans mon esprit saturé par l’horreur et les relents de l’éther noir, il n’y a rien qu’un désespoir vicieux qui immobilise mes muscles et me force à fixer le monstre qui s’approche. Je ne pense même plus au froid qui me mord la peau, à la douleur dans mon corps, ni à Retori, de l’autre coté de la flaque, qui observe elle aussi le monticule grotesque et putride.
Le garçon a commencé son ascension, sa casquette est tombée, des bulles de salive coulent le long de sa bouche. Il lance ses doigts rougis contre le béton, accroche celes ps dénudées de ses phallanges, dans une fissure et se hisse encore de quelques centimètres. Mais c’est à ce moment-là qu’une femme se jette sur lui et abat ce qui lui reste de bras sur son crâne en hurlant d’une voix aiguë insupportable. Les deux dégringolent dans un amas de chairs de cris mêlé et viennent percuter avec fracas l’eau. Pendant quelques secondes, il n’y a que des remous, puis le couple resurgit. La femme est toujours accrochée au dos du plus jeune, elle matraque son adversaire sans pitié. Utilisant sa main retenue que par un mince filet de peau comme d’un fléau d’armes, elle frappe jusqu’à s’en briser les os puis elle lance sa propre tête à l’assaut de la cervelle liquéfiée. Le spectacle grotesque se répète partout autour, des hommes et de femmes qui s’entretuent sans raison, sans penser à l’état de leurs corps, sans même penser à la victoire. Je reste pétrifiée, à la fois par l’horreur de la situation, et aussi par l’éther pourri qui gicle sans s’arrêter et empeste mes sens.
— Bouge !
L’appel de Retori a surgi de l’obscurité, la même voix qui m’a sortie de la tempête. Alors, mécaniquement, j’obéis. Je me retourne et me jette dans l’ouverture derrière moi. Seule, je laisse dans mon dos la foule monstrueuse, et Retori.
Le tunnel est étroit et inégal, j’escalade plus que je cours. À quatre pattes dans le boyau, j’écorche mes genoux contre les roches et les graviers qui inondent le passage. Mais je n’y pense pas, trop occupée à imaginer le souffle fétide des créatures dans mon cou, leurs doigts décomposés s'emmêler dans mes cheveux, leurs mains décharnées se planter dans ma cheville. Je ne peux même pas hurler, juste courir.
Monter, descendre, monter à nouveau, cherchant un appui solide sur les murs humides, je ne vois pas la barre en métal qui traverse le boyau. Mon pied se bloque, je dévale la pente en roulant, glissant et dérapant sur le mélange de sable et de boue qui tapissent le sol. Plusieurs fois, je rebondis douloureusement sur une surface plus solide, bloc de béton, une plaque de métal sans parvenir à m’y agripper. Au bout d’un moment, je n’essaie même plus de reprendre mon équilibre, les bras protégeant la tête, j’attends qu’enfin la chute...
<R3T> La lourde porte se verrouille avec un bruit satisfaisant. Et encore plus satisfaisant est le bruit des cercleux qui se jettent à corps perdu contre l’acier. Bouffe-toi ça le cercleux !
Puis les sons diminuent, remplacés par celui des gouttes d’eau qui se fracassent contre les flaques. Je suis enfermée, des cercleux derrières, un cercon de niveau deux ou trois au-dessus, et parce que ces temps-ci on ne fait pas trop dans l'espérance, on va dire qu’il y a tout autant de cercleux devant. Ou pire que ça.
Mais je dois sortir d’ici, rejoindre la surface, et Sara, alors je m’enfonce dans les souterrains creusés à la va-vite. Le sol est inégal, parfois il y a du sable, parfois des gravats, de temps en temps une plaque en métal est posée au milieu du passage. C’est fait à l’arraché, par les humains d’avant si j’en crois les gribouilles taillés dans les murs. Au bout d’un moment à patauger dans les ordures qui flottent dans des mares dégueulasse, un tas de bois me barre la route. Une barricade. Construit d’un assemblage chaotique de planches et de morceaux de meubles divers, l’ensemble forme un patchwork ridicule et fragile. Je passe lentement ma main sur le bois pourri. Il y a des traces de coup de hache… d’autres humains donc ? Ennemis ? Ou juste des gars qui voulaient traverser ? D’un coup de pied, j’agrandis encore la brèche, plus pour le plaisir de casser quelque chose que par nécessité. Derrière, je dois escalader le tas de gravats qui jonche le sol avant de poser mon pied sur une surface de béton lisse et dur. Une poignée de lampes fixées le long d’un rail au plafond jette une lumière pâle sur la grande pièce. Marqué en larges lettres rouges, le mot "Lazare" orne le plus haut des murs de la station. En dessous, des cadavres sont alignés en rang serré sur toute la longueur du quai. Femmes, homme, enfants, certains portent des habits militaires, la plupart sont en civil. Tous ont été râpés par les sables et le temps, jusqu’à ne plus avoir de visage.
— J’imagine que je devrais, je sais pas, prier pour vous. Genre, pour des conneries de salut d’âme.
Je m’agenouille près du militaire le plus proche. Dévoré par les courants d’air et poncé par les grains de sable, son squelette est presque visible en dessous. Ses vêtements en lambeaux flottent sur son corps, un haut gradé d'après les barrettes dorées sur ses épaules. Ça lui a pas servi à grand-chose.
— D’habitude c’est Sara qui s’occupe de ça. Alors, au nom de tous ceux qui ont le cul divin assis là-haut, qui mate la merde qui se passe en bas comme si c’était une mauvaise série B, reposez en paix. Au moins, j’aurais pas à vous écraser le crâne comme les autres au-dessus.
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