Chapitre 5 : Quand on s’en va pour la première fois, on ne sait pas comment se retourner
Rares étaient les raisons pour lesquelles Alexis était prêt à courir après quelqu'un. Qu'il le fasse était le signe qu'il tenait vraiment à Tom. C’était tout juste s'il avait jeté un billet au hasard, bien trop gros, pour payer l'addition avant de s'élancer derrière l'homme qui tenait son cœur. Il avait passé sa journée à stresser, se dépêcher, courir. Il était fatigué par tout ce sport mais surtout, fatigué par son comportement minable. Si, pour une fois, il avait écouté sa petite voix intérieure plutôt que de toujours céder à ses pulsions colériques, il ne serait sans doute pas là, à courir pour rattraper ses erreurs.
Mais Tom n’était pas une erreur. Il était d’ailleurs tout le contraire : il était la solution à ses problèmes, la raison pour laquelle il souriait, celui qui réparait les erreurs que lui commettait. Et l’imbécile qu’il était avait réussi à tout faire foirer !
Les appels en continu d’Alexis n’eurent aucun effet sur Tom qui continua son chemin tel un zombie. Ses pas mécaniques l’emmenèrent jusqu’à l’extérieur du restaurant où il fût accueilli par un soleil radieux, le narguant de sa couleur vive et chaude. Il en fût presque dégoûté. À la place, il aurait préféré un temps pluvieux : au moins ses larmes se seraient mélangées aux gouttes d’eau, se fondant parfaitement dans la masse et noyant la tristesse de son visage.
— Tom ! Attends s’te plaît !
Brusquement, Alexis saisit le poignet de Tom, le forçant à se retourner pour lui faire face. D’ordinaire, un tel exploit lui aurait été difficile – à cause de sa force quasi inexistante – mais Tom, qui refoulait toute résistance, était si mou qu’il en était facile de le manipuler. Toujours sans aucune réaction de sa part, Alexis lui attrapa la mâchoire entre ses doigts pour l’obliger à le regarder. Dans ses orbes se reflétait un éclat inhabituellement pâle, presqu’éteint. Cette lueur ne lui correspondait pas, elle ne mettait pas en valeur cette hypnotisante couleur émeraude qu’il se plaisait à contempler.
— Tom… je… pardon…
— Alexis… ?
— Ne… pars pas, s’te plait. M’laisse pas tout seul. J’ai… j’ai peur, sans toi. J’sais pas c’que j’vais devenir si tu t’éloignes de moi…
***
Ils avaient opté pour un petit coin tranquille non loin d’ici, bordé et bercé par une rivière découlant paisiblement au milieu d’arbres verdoyants. L’endroit idéal pour parler en paix. Le chemin pour arriver jusque-là avait été d’un calme plat, les mots de leur précédente dispute n’ayant cessé de tourner et retourner dans leurs esprits tourmentés.
Le ruissellement pacifique du courant apporta un peu d’équilibre à l’atmosphère plutôt tendue. Préférant éviter tout contact avec cette eau qui lui paraissait glacée, Alexis s’était posé sur une étendue d’herbe chauffée par les rayons du soleil, une cigarette pendue aux lèvres. Quant à Tom, il s’était rapproché de canards qui semblaient prendre du plaisir à patauger. Pendant un long moment, il les observa cancaner entre eux, songeant à la façon d’entamer la discussion. Il en venait presque à envier la fluidité de leurs échanges nasillards. Sans doute que leurs soucis ne devaient pas être aussi compliqués que les siens. Ou alors, ils n’en avaient simplement pas.
— Tu sais Alexis, j’ai pas envie de partir. J’aimerais pouvoir rester ici tout autant que toi. Seulement, c’est pas possible. Dire non à mon père est impossible et tu le sais très bien. Tu peux faire ce que tu veux, le confronter, le menacer, l’envoyer chier lui et son intransigeance à la con, mais ça changera rien à tout ça. Ta dernière altercation avec lui n’a abouti à rien, mes supplications non plus, d’ailleurs. Il faudrait un miracle pour qu’il revienne sur sa décision, et comme toi et moi on s’est égarés du droit chemin, y a aucune chance qu’on ait droit à une intervention divine.
Sa dernière phrase sonna avec sarcasme et Alexis eut un rire amer.
— Alors tu t’en vas ? Pour de vrai ?
Tom haussa les épaules, interdit.
— Pas pour toujours…
— Tss… trois ans, ça reste long. C’est quand qu’il compte t’envoyer là-bas ?
— Le mois prochain.
— Putain, il perd pas d’temps ton daron !
Il expira un nuage de fumée juste au-dessus de sa tête et le regarda se dissiper aussitôt. Il y avait tant de choses qu’il voulait extérioriser : des désapprobations, des injures, des hypothèses… mais il se contenta de se taire, pour une fois. Il avait retenu la leçon et moins il en disait, mieux c’était. Ce silence ne présageait rien de bon. Tom s'avança alors vers lui et s’allongea à ses côtés, les bras derrière la nuque pour contempler le bleu éclatant de ce ciel qu’il trouvait toujours aussi provoquant.
— Alexis, si t’as besoin d’exprimer quoi que ce soit…
— J’suis en colère. J’ai la haine, même. Mais pas que… j’suis dégoûté et triste, surtout. J’me sens impuissant et pourtant j’croyais que notre amour était invincible. Ouais c’est con, j’sais. Sauf que putain, j’avais vraiment cru qu’on avait surmonté le pire, mais j’vois qu’il est encore à venir. On est trop jeune, rien n’garantit qu’on survive à c’t’éloignement…
— Tu… tu crois pas en nous ?
— Si, mais… raaah Tom ! Ensemble, y a rien qui pouvait nous atteindre, mais séparés ça s’ra pas pareil… Ça va être tellement compliqué. J’ai... j’ai sans arrêt envie d’toi, de t’voir, d’entendre ta voix, d’sentir ta présence et toutes ces autres conneries. Comment tu crois que j’vais supporter le fait que tout ça, j’y aurai pas droit pendant trois putain d’années ?
— On pourra toujours s’appeler en visio…
— Et j’ferai comment pour t’toucher, hein ? Ou même t’embrasser ? Et puis, nous connaissant, le sexe par téléphone ça s’ra une cata’ !
Tom afficha un sourire triste, conscient que ce qu’Alexis disait avait une part de vérité. Il l’observa attentivement. Lui aussi s’était couché, une brindille d’herbe en guise de cigarette entre les lèvres et les paupières closes au cause de la lumière aveuglante du soleil. Il avait envie d’apaiser sa colère, ses craintes et sa tristesse par un geste affectif mais y renonça, s’imaginant que leurs problèmes n’allaient pas s’élucider par une simple caresse.
— Tu proposes quoi alors ? Qu’on arrête ?
— Tom, c’est toi qui as dit qu’on pouvait pas continuer…
— Je sais… mais j’ai pas envie. C’est pas ma décision.
L’essence même de cette histoire n’était en rien sa décision. Tom n’était qu’un pauvre pion de ce jeu pathétique dont les règles étaient dictées par son père. Tout ça pour mettre son couple en échec par un coup des plus bas. Même en élaborant la plus fine des stratégies, il n’y avait que trop peu de possibilités pour éviter le mat. La partie était donc terminée.
Tom dut l’admettre douloureusement et son cœur se serra fort dans sa poitrine. Lui qui était de nature si calme, il avait envie de hurler son injustice jusqu’à s’époumoner, de libérer sa colère en cognant de ses poings à s’en écorcher la peau pour atténuer cette souffrance indescriptible au tréfonds de son âme. Pourtant, il ne fit rien de tout ça. Il se contenta de se positionner juste au-dessus d’Alexis, son visage tout près du sien, espérant que ce dernier ouvre les yeux pour pouvoir y planter les siens. Quelle ne fût pas sa surprise lorsqu’il y remarqua une couleur anormalement rougeâtre.
— Un problème ?
— Alexis… Je… je t’aime. Enfin, c’est pas un problème, mais je voulais que tu le saches… C’est important pour moi de te le dire maintenant. Je veux que tu saches que je t’aime et que je t’aimerai quoi qu’il arrive. Je sais que je te l’ai déjà dit, plusieurs fois même, mais ce je t’aime-là vaut bien plus que les autres. Je… je l’ai jamais autant pensé qu’en ce moment. Tu comptes tellement pour moi, plus que tout au monde…
Ébahi, Alexis se redressa brusquement, manquant de justesse de cogner leurs fronts. Cette déclaration demeura sans écho plusieurs secondes qui s’avérèrent durer une éternité. Parce qu’en réalité, il n’avait aucune foutre idée de quoi lui répondre ! Il avait la désagréable impression d’être sur des montagnes russes, avec tous ces hauts et ces bas, et impossible pour lui de sortir de ce manège qui lui retournait à la fois le cœur et l’estomac.
Il inspira profondément et, du revers de la main, chassa les quelques larmes menaçant de déborder.
— Moi aussi je t’aime, Tom. Peu importe tes choix, peu importe qui se mettra en travers de notre route. Y a rien qui m’fera changer d’avis, et encore moins le temps et la distance. J’t’aime bordel ! J’te l’dis maintenant, j’te l’dirai demain et tous les jours à venir. J’te saoulerai avec ces deux mots pendant ces trois prochaines putain d’années et jusqu’à c’que j’me lasse de t’le dire. J’veux qu’tu sois l’seul à qui j’l’avoue. Toi et personne d’autre !
Une perle d’eau salée réussit tout de même à échapper à sa vigilance.
— Et merde… J’sais pas c’qui va s’passer, mais j’ai envie d’croire que, même séparés l’un de l’autre, y aura toujours quelque chose entre nous…
Sa peau frissonna. Tom ne sut pas vraiment si c’était à cause de la brise qui venait de se lever ou parce que les émotions le submergeaient, mais il n’en avait que faire. Il l’entoura alors de ses bras musclés, posant sa tête contre son épaule pour humer sa rassurante odeur de cigarette mélangée à son shampoing. Dans un nouveau silence, il s’étonna de sentir quelques gouttes de pluie rouler le long de son visage avant de réaliser que le ciel était toujours aussi dépourvu de nuage.
— Hey Alexis, ça va aller, tout va bien se passer…
Au fond, il doutait de la véracité de ses paroles, mais tout ce qui lui importait en cet instant était de rassurer Alexis.
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