Au milieu de l'horreur
Le matin se lève, une fois encore. Une fois de trop. Je n’ai plus envie. Je ne veux plus qu’il se lève. Cette nuit était belle, à sa façon. Le jour, lui, serait affreux. Faire semblant d’enseigner, puis, répondre aux commandes de mes employeurs. Les nazis. Je préfère La nuit étoilé à Guernica. Je préfère me briser, me perdre. Sur le corps de Marion, de Claire, une autre qui elle aussi, voudrait que je la désire, que je l’aime. Que de devoir mentir, me trahir. Pourquoi est-ce si compliqué de faire ce choix ? Alexandre et Thomas me l’ont confié, eux, ne se trahiraient pas indéfiniment. Ils comptent les repousser ces boches. Quitte à en mourir. Et moi dans tout ça ? Pourrai-je mourir pour savoir ? Parce qu’à travers ces âmes sur lesquelles je peins, c’est bien des réponses que je cherche. Cela fait trop longtemps que je suis perdu. J’ai besoin de savoir, Lily, Hélène… J’ai besoin de vous. Ce passé irréel, une vérité qui me fuit. C’est lui qui me terrifie. Il me paralyse.
On frappe à la porte.
- La nuit a été bonne, Gabriel ?
Sa voix traverse le bois. Celle de Thomas. Elle est faussement gaie. Marion était parti plutôt, j’avais entendu la douche, et retrouvé une petite note : merci.
- Oui, Thomas.
- Puis-je ouvrir ?
- Bien sûr.
Des allemands rentrent aussitôt. Ils fouillent, disent-t-ils. Je ne m’y oppose pas. Ce que j’ai à cacher, je ne le sais pas moi-même. C’est ce que je leur réponds quand ils me le demandent. Il me frappe devant Thomas, je ne lui dis de ne pas bouger. Ce matin, je ne veux pas me trahir, je suis usé. Ça ne change rien, lui non plus ne le souhaite pas, il proteste. Ils l’assomment, le blessent, ici même. Puis, devant moi, le plus grand des égarés me crache au visage, et braille quelque chose d’incompréhensible à ses subordonnés. Ils rient. De bon cœur. Et détruisent tout ce qu’il avait de ma chambre. Les chevets, les toiles sans âmes, les meubles aussi. Ils balancèrent les peintures, les pinceaux çà et là. Un désordre contemporain. Une œuvre de l’Homme, celui qui s’est perdu. Je n’attends pas qu’ils partent pour pleurer. Je n’y suis pas arrivé.
- Au revoir. Ah ! Ah ! gueulent-ils en cœur.
Il n’y a plus rien. Juste moi. J’avance, doucement, j’observe. Je cherche quelque chose pour Thomas. Il s'est endormi, il n’a plus à contempler cette folie. Tandis que moi, elle me submergeait. Jusque cet instant. Où je le vois, égaré lui aussi. Je m’effondre. Il est juste là, devant moi. Le mouchoir rouge, brodé, de deux L entrelacés. Au milieu de l’horreur. Aujourd’hui, songe-je, je m’en vais. Je pars prolonger mes nuits. Briser le cycle où je me suis enfermé. Retrouver une liberté absolue, inconditionnelle. La mienne.
Je m’habille, prends mes affaires, le mouchoir. J’appelle ensuite Alexandre, je lui dis que je serais absent un moment. J’enferme Thomas dans ma chambre. Enfin, je laisse un mot pour les résidents. Je ne prends pas la peine d’aller plus loin.
La gare Montparnasse n’est pas si loin, pensai-je. J’irais déjà jusque là. Cela fait longtemps que je n’y suis pas allé, peut être bien une vingtaine d’année. Ça remonte à… A quoi déjà ?
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