2
Il fut réveillé par une main qui lui secouait l’épaule en murmurant
— Monsieur, monsieur…
Il ouvrit les yeux sur un immense sourire, un fin visage empreint de sollicitude, des yeux dans lesquels on devinait de l’espièglerie. Le plus surprenant était sa coiffure, constituée de petites nattes rigides, assez longues, qui soulignaient ce visage par leurs battements à chaque changement de position. Cela lui donnait une féminité avenante. Le rayonnement de la jeunesse achevait sa beauté, malgré sa noirceur.
— Monsieur, tu es au soleil. Tu viens d’arriver et tu es tout blanc. Tu vas griller !
Le tutoiement, cette fausse familiarité qu’il ne supportait pas, le forçant à reprendre systématiquement ses interlocuteurs fautifs, le charma. Il hésita un moment, alors qu’une main lui saisissait le bras avec une douceur étonnante et le soulevait.
— Laisse-toi faire ! Tu dors encore !
La chaleur de la voix, pourtant dans un étonnant registre aigu, l’invita à s’appuyer sur cette peau noire. La proximité rapprochait les odeurs. À Paris, les odeurs, fortes, des Noirs sentaient la misère, la saleté. Il les évitait dans les transports et, au boulot, il quittait son bureau quand l’homme de ménage passait. Trop désagréable. Ici, l’odeur était très particulière, inconnue, mais pas insupportable. Cette gentillesse le troublait. Il ne se souvenait pas d’attouchements aussi délicats. Peut-être dans sa petite enfance ? Et encore… connaissant sa mère et son père, il ne devait pas y en avoir eu beaucoup. Il fut étonné de trouver la durée de leur déplacement trop courte. Cette mince sollicitude l’avait troublé, se refusant à reconnaitre le plaisir de cette peau douce, sans un poil. Il recroisa le regard. Ces yeux entièrement sombres le déroutaient, mais il y lisait une bienveillance inconnue.
— Tu es déjà brulé ! Il faut mettre de la pommade.
— Je n’en ai pas…
— Attends, je vais en chercher.
Il était gêné d’être servi ainsi, à la merci de tant de gentillesses. Un couple se prélassait en face, une famille barbotait un peu plus loin. Au loin, des bruits bizarres le laissaient penser à une jungle hostile.
Quand les mains commencèrent à étaler la crème, il eut honte. Pour la première fois, quelqu’un prenait soin de son corps. Jamais malade, refusant la pratique du sport, il ne s’était jamais soucié de son physique. Si les mains qui parcouraient ses cuisses rouges ne semblaient pas indisposées par le flasque qu’elles massaient, il eut soudainement honte de son âge, de son embonpoint, de sa calvitie. Cette soudaine prise de conscience le répugnait. Il allait se débattre quand il entendit :
— Tu t’appelles comment ?
— Gilles.
Après un moment de silence, l’autre reprit :
— Tu sais, ici, quand on te demande ton nom, tu dois demander celui du questionneur.
— Excuse-moi. Tu t’appelles comment ?
— Macodou. Ou Codou !
— C’est joli.
— Tu fais quoi dans la vie ?
— Je m’occupais de la comptabilité dans une entreprise. Mais c’est fini.
— Ah, tu es à la retraite. C’est bien, ça !
— Et toi ? murmura-t-il, obligé de rendre la politesse.
— Moi, je m’occupe de la piscine et de sa plage ici…
La phrase restait en suspens.
— C’est bien. Mais continue, tu fais aussi autre chose ?
— Je m’occupe aussi des touristes en difficulté.
— ?
— Comme ceux qui se font rougir au soleil…
— Ah, désolé…
— Ou qui ont d’autres besoins…
— Je ne comprends pas.
L’autre se releva alors, envoyant une chiquenaude sur le membre de Gilles qui distendait son maillot. Le petit gloussement joyeux qui accompagna le geste plongea Gilles dans la confusion. Le jeune s’éloignait avec grâce, un léger déhanchement donnant une élégance à son pas. Ses membres fins, sa peau lisse, interrogeaient Gilles. Sous cet immense t-shirt gris, qui lui descendait jusqu’à mi-cuisse, était-ce un garçon ou une fille qui se dissimulait ? La gracilité féminine se heurtait à la taille des fesses, que l’on devinait minuscules, ne se dessinant que par la cambrure. Les pieds paraissent également masculins. La beauté et la douceur étaient toutes féminines.
Sa beauté dépassait tout ce qu’il avait vu. C’était étonnant qu’un homme ou une femme de couleur puisse avoir une telle grâce, car dans cette engeance, la laideur était la norme. La légèreté de son massage avait été apaisante. Sa brièveté était frustrante, car il aurait aimé se rendormir sous ses caresses si agréables. Il passa son après-midi à regarder cet être irréel évoluer et qui lui décochait un immense sourire à chacun de ses passages. Quand il se tenait loin, Gilles crut discerner du sérieux, ou du mélancolique, pour autant que l’on puisse décrypter ces visages. Il était intrigué par cet être mi-fille mi-garçon, mi-joyeux mi-triste, dans son élégant déroulé de gestes. Surtout, il était intrigué de sa curiosité pour un Noir, de cette attirance pour ce sourire rose et lumineux. Il se tenait le plus immobile possible, craignant d’extérioriser l’envie de caresser ses membres qui paraissaient si délicats. Le t-shirt qui masquait ce corps et empêchait les réponses était gênant. Pourquoi le lui retirer tournait-il à l’obsession ? Pour savoir ou pour imaginer l’entièreté de cette créature. Il se forçait à éviter de le fixer et s’énervait de se trouver à nouveau à l’examiner. C’était la première fois, se dit-il, qu’il regardait un Noir sans répulsion, ignorant qu’il ne prêtait non plus aucune attention à ses semblables, mâles ou femelles, vieux ou jeunes.
Un petit geste de la main lui fit comprendre que le rêve terminait son service. Pourquoi avait-il eu cette attention ? Pourquoi montrait-il tant de gentillesse ? Pourquoi s’était-il intéressé à lui ? Pourquoi son image ne s’effaçait-elle pas avec son départ ?
Annotations
Versions