Hors du cadre
Cette histoire de photo, ça remue le couteau dans la plaie. Qu'est-ce qui reste, quand on n'en a pas? Pas une seule, rien à regarder les jours morose? On dit que les traits de ceux qu'on aime se figent dans la mémoire, mais ce n'est pas vrai, sans assistance, la mémoire faiblit, l'image devient floue et s'affadit. On fait des comparaisons comme on placerait des étais. Untel a une tête de cheval, une autre un air de vautour. Avec un peu de chance, on trouve une bonne âme pour se confier, et répéter ad nauseam tout ce qu'on a sur le coeur, et qu'on a plus devant les yeux.
Mais lui, c'est un souvenir clandestin, des heures secrètes, et pas de confidence, pas de photo : rien alors, rien que la présence qui n'est plus là et reste dans la tête. Quelques soirs qu'est-ce que c'est, qu'est-ce qu'on sait quand on a oublié de regarder? Si on savait, est-ce qu'on pourrait faire des captures d'image, une archive mentale pour les nuits tristes?
J'essaye de me souvenir, tous les jours, pourtant. J'ai comme un album des contours de l'absence: un rai de lumière d'un lampadaire au coin de la joue, un creux laissé sur un canapé.
Au bout d'une semaine, un mois, un an, c'est un assemblage de lignes trop fugace pour en faire un portrait.
Et au bout de huit ans? La trace ancienne d'un coup au coeur, comme un bleu qui n'est plus là, mais qui se manifeste, parfois, quand l'hiver approche ou que la lune est pleine. Une petite douleur chronique, on s'y habitude, ça fait même une compagnie, une loyale pas près de déserter, de fermer la porte un matin et de ne jamais revenir.
Il me semble parfois que j'aurais voulu être photographe. Déceler la beauté sur les visages de ceux qui s'en croient dépourvus, observer les ombres et voir au delà. Je crois que j'aurais même pu être photographe des yeux, plus précisément. J'y aurais cherché des réponses sur les vérités de l'esprit, mais peut-être aurait-ce été passablement prétentieux. J'aurais aimé ne rien avoir à dire, et avoir tout à voir à la place. Mais j'aurais aimé aussi être écrivain, créer des images avec des lettres pour que les gens tombent dans le tableau. J'aurais raconté des histoires de miroir et de poisson et des mystères et des légendes, et puis de la vie normale aussi, parce que parfois ça dépasse la fiction. J'aurais aimé, et comme pour beaucoup de choses je ne l'ai pas fait.
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