Zéphyr
Sous une pluie glaciale, dissimulé par une pèlerine dont la capuche tombait sur son visage, Zéphyr rasait les murs. Sa silhouette longiligne restait dans l'ombre des maisons. Les façades lépreuses s'avéraient protectrices. Malgré ses bottes trop grandes pour lui, il marchait vite, évitait les flaques d'eau sale qui souillaient les venelles. Ses talons claquaient sur les pavés mouillés au rythme de son cœur affolé : il fuyait.
Son souhait : laisser derrière lui la vie misérable qui le condamnait à un sort peu enviable. Il espérait atteindre la bordure avant que la nuit ne s'installe. Déjà, la faible clarté du jour s'effaçait, l'ombre se dessinait au sein des nuages lourds de pluie. La brève période entre chien et loup se terminait.
J'aurais pu partir plus tôt, j'aurais dû partir plus tôt !
La terreur l'étreignait ; le souffle se délitait ! La cloche du beffroi sonna, s'égrena lentement appelant les habitants du village à se cloîtrer chez eux. L'heure fatidique approchait. Malgré sa peur, il respira profondément et se força à courir.
La frontière... la frontière... la frontière.
Cet objectif semblait si loin, la sortie du village si proche. Mais plus il filait, plus il avait l'impression de reculer. Un son de trompe retentit dans l'éther. Il se figea, trop tard : les moissonneurs étaient là !
Précédés par d'inquiétants cavaliers, les géants cornus surgissaient à la faveur de l'obscurité. Trois mètres de hauts, gris, une peau granuleuse. Ils tenaient, entre leurs mains, des férules spiralées : leurs armes ensorcelées. Ils s'en servaient pour récolter les âmes qu'ils offraient ensuite au Maïtre, haut conquérant du continent.
Comme la plupart des gens se calfeutraient bien avant le crépuscule, d'aucuns auraient pu croire que cela serait suffisant pour échapper aux moissonneurs. Hélas, il n'en était rien, car les monstres avaient des alliés, des aigres fins, qui passaient marcher avec les cavaliers de l'ombre. Ainsi, pour sauver leurs vies leur livraient-ils des exécutables potentiels après leur avoir fait miroiter monts et merveilles. Entre autres, un passage au-delà de la ligne.
Mais Zéphyr n'avait pas eu l'imprudence de s'adresser à l'un de ces exploiteurs. Il savait de façon intuitive de quelle manière la franchir. Il n'en avait jamais éprouvé le besoin, jusqu'à l'avant-veille. Une conversation surprise entre ses parents, et il comprenait enfin que pour sauver son frère ainé, ils comptaient le livrer sans remords aux récolteurs. N'en ressortaient qu'anéantissement et chagrin. Pourtant, il connaissait leur désamour. S'il désirait l'oublier, les vexations quotidiennes - coups, humiliations, privation fréquente d'eau et de nourriture - le lui rappelaient douloureusement.
La pluie tomba plus abondante encore, les ténèbres s'épaissirent. Sa pèlerine, dégoulinante suffisait à peine à le protéger : il grelottait. Néanmoins, il s'obstina, continua son effort en veillant à rester silencieux.
Il ignorait que son souffle oppressé, mais aussi sa famille, le trahissait. Déjà non loin de lui, on le devinait, le désignait, le poursuivait.
Il arrivait cependant : une demeure à la façade grise et aux tuiles rouge pâle l'évoquait, lui la voyait ondoyer ; la frontière enfin !
Quelques pas, juste quelques pas, la délivrance…
Cette pensée ne le quittait pas.
Mais soudain, une clameur.
"Il est là !"
Une clameur répétée et vociférée et lui, épouvanté, nommé, chassé ! Les bruits d'une cavalcade ; quelques villageois se regroupaient, s'alliaient à ses parents. Cette cabale pensait qu'en l'offrant en sacrifice, ils se sauveraient, eux et leurs proches. Comme ils se trompaient ; Zéphyr le savait.
Il passa devant la porte de la maison, qui s'ouvrit soudain. On l'attrapa par un bras, couvrit sa bouche d'une main à l'odeur de terre et d'humidité, l'attira à l'intérieur. Le battant claqua, une voix rauque s'adressa à lui :
" Tais-toi."
Ses yeux s'écarquillèrent, il eut le réflexe premier de se dégager de cette prise.
"Si tu veux être sauvé, ne bouge plus"
Une haleine fétide oscillait sur son visage, mais le ton n'était pas inamical, juste pressant, impératif. Il hocha vivement la tête, resta silencieux. Le cœur battant, il attendit.
Une bousculade se fit entendre, puis des voix profondes et caverneuses :
"Où est donc ce mets de choix que vous nous promettiez ?"
Les réponses affolées, flagorneuses n'eurent pas l'air de satisfaire les interrogateurs, puisqu'elles furent suivies par des protestations, des supplications. Vinrent ensuite des cris d'horreur et de douleur.
Silence pesant.
Un vent violent.
Il agita la porte quelques instants avant de se taire à son tour. Zéphyr, ne sut s'il devait s'en réjouir ou s'en plaindre. Cependant, sa bouche fut débâillonnée, lentement il se retourna vers son sauveur, où plutôt sa sauveuse. C'était une vieille femme, couverte de haillons, sa chevelure emmêlée et sale tombait de façon anarchique sur ses maigres épaules. Il la reconnut : la sorcière du village, ou plutôt la considérait-on comme telle. Il ne comprenait pas, pourquoi l'aidait-elle ? Il ouvrit la bouche pour l’interroger, elle ne lui en laissa pas le temps.
"Retourne chez toi, tu n'y risques plus rien."
Elle eut une sorte de sourire qui glaça Zéphyr jusqu'aux os.
"Tu me revaudras ça, n'oublie pas."
Il hocha la tête en guise d'assentiment, mais frémit d'appréhension. Quel tribut demanderait donc la magicienne en échange de son aide ? Trop tôt pour s'interroger, il s'en inquiéterait plus tard.
Avec prudence, il quitta la masure. Avant de s'en éloigner, il pivota vers la frontière, elle ondulait toujours devant ses yeux. Il pouvait encore la franchir. Mais il avait été sauvé par la sorcière, devenant par ce fait son débiteur. Comme tous, au sein du village, il craignait son pouvoir, en serait-il à l'abri s'il passait la démarcation ? Par ailleurs, Zéphyr était quelqu'un de foncièrement honnête ; il n'aimait pas avoir de dettes.
Alors, à regret, il se détourna, rentra dans le village, étonnamment silencieux. Il ne rencontra pas âme qui vive. Il pressa le pas jusqu'à son habitation. La porte était grande ouverte, il rentra dans la pièce principale, vide. Il y régnait un désordre indescriptible : table et chaises renversées, assiettes, gobelets et couverts de terre cassés, feu éteint. Il frissonna. Une odeur singulière flottait dans l'air, il l'associait depuis toujours aux cavaliers de l'obscur et aux moissonneurs.
Son cœur se serra, ses yeux s'emplirent de larmes. Il tomba à genoux, comprenant soudain que sa famille avait été "récoltée" à sa place.
Empli de culpabilité, il pleura amèrement sur l'exorbitant prix de sa liberté.
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