Chapitre 5
Cette fois, aussitôt arrivé chez mes grands-parents pour y passer une bonne partie de mes congés scolaires d'été, ma grand-mère adorée qui se mettait toujours en quatre pour satisfaire toutes mes envies, m'informa que la petite fille des fermiers d'en face, la Nanette, âgée de douze ans, se trouvait en vacances chez eux pour un séjour de trois semaines. Ses parents, la fille Truchot et son mari, qui vivaient à Genève, ne resteraient pas avec elle. « Mon ch'tiot... nos voisins, vieux c'mment nous aut'es, nous ont d'mandé si tu pourro pas l'y montrrer not' biau pat'lin, l'occuper, et t'amuser d'avou li ! Hein ? » J'obtempérais tout en me disant qu'il fallait voir.
Dès le lendemain matin, en me présentant chez les Truchot, j'ai vu. Une mignonne blondinette au regard bleu-clair, plutôt maigrelette, l'air décidé et pas timide, m'accueillit dans sa jupe plissée bleu foncé et son chemisier blanc, avec un superbe sourire. Quelques repérages autour de la mare, dans les granges, les cabanes, les greniers à foin qu'on nommait « les f'neaux », ont suffi pour nous rapprocher étroitement l'un de l'autre. Nous avons passé le plus clair de notre temps seuls, planqués dans tous les coins et recoins des deux propriétés familiales, à explorer consciencieusement nos parties génitales. La Nanette, fort délurée, possédait des connaissances en sexologie que je n'étais pas capable d'imaginer, moi le retardé, l'innocent aux mains pleines. Je ne pouvais pas me refuser à toutes ses demandes, souvent incongrues à mes sens, tant elle dirigeait les séances de main de maître. J'étais surpris, parfois choqué, mais je me précipitais à nouveau dans ses bras avec avidité, saisi par de mystérieuses et nouvelles sensations érotiques pré pubertaires. Elle avait trouvé le partenaire idéal, docile, coopérant, qui ne lui demandait rien en retour, pour expérimenter sur le terrain des actes sexuels décrits par ses copines, ou vus dans des magazines. En fait, je découvrais le kama-sutra avant même que ma biologie puisse en tirer la substantifique moelle. Toutefois, il me reste gravé en mémoire la position du missionnaire, de la levrette, le 69 et le cunnilingus avec son goût quelque peu déroutant d'urine égarée, qui n'avait rien à voir avec la liqueur marine que, dans le futur, il me sera donné de goûter avec délice.
Cette aventure, à l'aube de l'adolescence, remit en question mon adhésion au dogme catholique. Pas ma foi en Dieu, ça non ! mais mon obéissance aux consignes des curés, dont j'apprenais petit à petit les débordements. L'un d'eux ayant fait cavaler mes deux sœurs aînées autour de son bureau, et il était de notoriété publique qu'un autre vivait plus ou moins en couple avec une de ses ouailles, qui lui offrit un fils en reconnaissance de sa transgression aux règles sacerdotales.
Plus question pour moi d'envisager des études secondaires au petit séminaire. Mon instruction laïque se fit donc au collège-lycée de mon secteur, à environ six kilomètres de notre village. Un établissement mal famé, prolétarisé, parce que les bourgeois préféraient l'école libre, excepté une minorité dont les rejetons se retrouvaient dans la section « classique » alors que pour les « nous-autres » c'était la section « moderne ». Ce qui m'offrait l'énorme avantage de ne pas avoir à me coltiner le latin et le grec.
Mon entrée en sixième représentait dans notre noyau familial une promotion que n'avaient pas connue mes parents et mes sœurs aînées. Mes premiers résultats scolaires firent sensation. Surtout, d'entrée de jeu, ma place de premier à la « composition » de dictée, avec 15,5 sur 20, plus les félicitations du prof de français qui m'avait confié le classement des trente-huit élèves de la classe, écrit de sa main, et qui me disait à plusieurs reprises : « je ne comprends pas qu'on ne vous ait pas inscrit en classique. » Mon paternel, nous rappelant maintes fois qu'il fut admis second du canton au certificat d'études primaires, à douze ans, était trop fier de moi. Il vouait un culte particulier aux diplômés du Supérieur, tout spécialement aux ingénieurs et mathématiciens, considérant que les écrivains ne servaient à rien. Mon parcours scolaire est un roman, que j'écrirai peut-être un jour.
Il faut savoir que mon vécu s'apparentait à celui d'un collégien en situation de handicap. L'intelligence avait grandi bien plus vite que le corps. Lequel me préoccupait de jour en jour.
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