Chapitre 15
Mes débuts amoureux ne furent pas plus glorieux avec les nanas du lycée. Je craignais par-dessus tout de m'imposer à elles, de les harceler. Dès qu'un intrépide plus sexy, plus séduisant, se pointait avec un discours entreprenant, et qu'elles s'y montraient sensibles, je m'éclipsais. De ce fait je ne fus jamais rejeté. Aucune ne m'a dit « casse-toi, sale con ! », mais je crois que leur amitié m'était bien plus cruelle encore. « Ah non !... toi tu es mon ami, celui à qui je peux me confier... le frère que j'aurais aimé avoir... ». Celle qui m'aura marqué le plus se prénommait Kelly, elle me décrivait sa vie de famille, son père tyran domestique, à la limite maltraitant, sa mère soumise et impuissante. J'essayais de l'aider à réussir sa tentative de se faire aimer par un élève dont elle était follement éprise, mais qui ne voulait pas sortir avec elle. Kelly, l'amie et la torture de mon cœur, blonde aux yeux bleus, bien faite, sportive, la douceur et la bonté rayonnant de toute sa personne. Je ne l'ai pas lâchée parce que je l'aimais vraiment, ne parvenant pas à accepter la non réciprocité d'un sentiment aussi impérieux, au point d'en faire un défi orgueilleux autant que stupide. Les facs nous ont séparés, nous avons poursuivi notre relation par de nombreux et longs courriers au terme desquels elle m'avoua son amour pour moi alors que je me trouvais muselé sur le plan affectif et ne pouvais pas le partager. Ce qui n'était pas, consciemment, une revanche de ma part. Par la suite je n'ai plus jamais eu de nouvelles de Kelly. Elle s'inscrit en ma mémoire comme attachement positif à une période de chaos sur le plan sentimental.
Il me semble que je suis sorti de l'adolescence pour entrer dans la dépression nerveuse. Le rire, l'auto dérision perduraient, mais un peu à la manière des projections extérieures, des productions pour amuser la galerie, des clowns tristes. L'idée que l'armée allait bientôt faire de moi un homme ne m'enchantait pas vraiment. Après mes trois jours, dans la caserne de notre secteur militaire, où j'ai lamentablement raté tous les tests d'intelligence, dont les résultats ne m'ont pas été divulgués, je fus déclaré « bon pour le Service ». Quelques semaines auparavant j'avais subi une visite médicale. Nous étions une vingtaine de taurillons en slip, à circuler dans une immense salle, à passer sous la toise, sur la balance, à déposer notre fiole d'urine. Un jeune toubib en uniforme nickel chrome, un appelé, assis derrière une minuscule table chargée de dossiers, située tout au fond de la salle, nous interrogeait. Je lui fis part de mon projet de devenir médecin, de mon idée de me faire payer mes études par l'Armée, en acceptant en contre partie l'engagement à la servir. Tout bas il me dit : « Tu es fou ! Ne fais surtout pas ça, tu le regretterais... il me reste quatre mois à faire et j'attends la quille comme un mort de faim. Débrouille-toi pour te payer tes études, il y a d'autres moyens, tu trouveras. » J'ai entendu et retenu son discours, mais je me suis néanmoins présenté au concours d'admission pour devenir médecin militaire, auquel j'ai fort heureusement échoué dès l'épreuve écrite. Faut dire que ma dissertation de philosophie, traitant des progrès modernes par rapport à l'humanisme, ne devait pas correspondre à l'esprit attendu.
Fidèle aux traditions, avec mes copains conscrits, nous avons « couru la poule » dans notre village. Il s'agissait de se regrouper par deux ou trois, d'arborer un bonnet, une écharpe et une cocarde tricolores, de sillonner les rues au son d'un clairon ou d'un tambour, de sonner chez l'habitant, toujours bien disposé à notre égard, qui nous offrait joyeusement cigarettes, casse-croûte, pinard, et aussi de l'argent pour notre « repas des conscrits », à la salle des fêtes communale. Cela durait une semaine, nous avions le droit d'embrasser nos charmantes « conscrites », en les invitant au dessert puis au « bal des conscrits », sous le regard attendri mais vigilant de leurs parents. Il arrivait que le soir, nous devions ramener chez eux, dans une brouette, de futurs soldats pétés comme des coings. Moi, je ne buvais pas une goutte d'alcool. C'est à la Fac de Médecine que j'en pris le goût.
Les bals perdaient de leur intérêt quant à l'espoir de rencontrer le grand Amour. Je dormais debout en dansant des slows joue contre joue. Des lycéennes se risquaient à m'accompagner pour un flirt après les cours, au petit bois tout près du lycée. Mes parents m'ont fait croire au père Noël, moi je leur ai fait avaler que je terminais tous les jours à dix-huit heures. Un soir en arrivant à la maison, je suis tombé sur mon camarade, « le Tsoin-tsoin » attablé dans la cuisine, dégustant une bonne tranche de saucisson devant un verre de citronnade. Apparemment cela faisait déjà un bon moment qu'il se trouvait là :
- Qu'est-ce que tu fous là, toi ?
- Je suis venu te rapporter ton livre de maths.
- Ah merde ! C'est vrai que je l'avais oublié...
Ma mère, interrogative :
- T'avais pas cours c't'après-midi ?
- Euh... si...
Le « Tsoin-tsoin » de répondre, la bouche pleine et enfarinée :
- On avait TD et on n'est pas dans le même groupe...
Et moi de surenchérir :
- Oui et après je suis resté à l'étude pour m'avancer dans mes devoirs.
- Ah bon... je comprends.
Ouf ! J'avais eu chaud. Et mon mensonge a tenu bon.
Oublions cette année faite de désillusions et de lendemains de fêtes désenchantés. Une année où mon seul succès fut d'obtenir le permis de conduire du premier coup. Mes parents, mes amis, mes profs, sont restés abasourdis en apprenant que j'avais raté le bac. Nous étions huit à échouer sur les trente-deux de Maths Elem. Pour ma part je savais que ce n'était pas une erreur, je n'avais pas assez travaillé, tout simplement. Je croyais encore en Dieu, mais plus du tout en moi. Je voulais arrêter les études et passer les concours des PTT, de la SNCF, ou entrer dans une école de la Mine.
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