Chapitre 17
Comme ce fut mon année noire au plan sentimental, j'ai douté de ma capacité à aimer. Je flashais sur une camarade à partir d'un détail, un sourire, une démarche, des jambes, des seins, un popotin ravageur, je me lançais dans une drague effrénée, dans un énième coup de foudre. Quand ça marchait, un autre détail, un grain de beauté, une rondeur imparfaite, un rictus, des soupirs incongrus, me plongeait illico dans le désamour et l'idylle prenait fin. Le scénario se reproduisait invariablement, en m'enfonçant à chaque fois un peu plus dans les limbes du désenchantement. Non, je ne m'appesantissais pas sur mon sort. Non, je ne me ressentais pas dépressif, ni malheureux. Je voulais tout comprendre de la folie des hommes. La dépression n'était qu'en toile de fond à cette époque. Mon exubérance et celle de mes concitoyens occupaient le devant de la scène. Les horreurs du nazisme troublaient constamment mon sommeil. En plus, avoir un grand-père allemand ne facilitait pas ma réflexion, même si nous devions dire autour de nous qu'il était alsacien, même s'il s'était retrouvé du bon côté de la frontière morale.
Alors je me suis rué sur le ping-pong avec mon ami le Jean Kernal, qui était totalement indifférent aux entreprises du sexe, sur les travaux de jardinage familial, les coups de main à la ferme voisine, située juste en haut du pré longeant la façade de notre maison.
L'exploitation, consacrée plus spécialement à l'élevage d'une centaine de bœufs du charolais, était tenue par deux frères traditionalistes, possédant une antique vivaquatre Renault, préférant au tracteur utiliser leurs chevaux, un percheron, le Marquis et une boulonnaise, la Coquette. L'aîné, « le vieux frère », célibataire, vivait avec son cadet, le Benoît, surnommé « le ténia » parce qu'il avait la réputation de ne plus vous lâcher dès qu'il vous alpaguait au coin d'une rue. Marié à la Jeanne, adorable petite bonne femme courageuse et gentille comme tout, moderne question confort ménager, équipée de machine à laver, machine à coudre, machine à tricoter, congélateur et cuisinière électrique, dénichée on ne sait où, qui « parlait gras » et français avec un accent de la ville. Ils avaient trois enfants, deux garçons et la « Guiguitte », leur petite dernière, qui présentait un retard mental léger associé à de sévères troubles du langage. Leur second garçon, le Jules-Artur, étant né la même année que moi, il fut décidé dès le berceau qu'il serait mon « camarade de communion ». Il me suivait partout comme un toutou et ça m'énervait.
Un vrai Pot de colle, tel père tel fils, mais il possédait une collection de voitures miniatures Dinky Toys époustouflante, qu'il ne consentait à me prêter que lorsque je le menaçais de ne plus être son camarade de communion. Ses investissements cognitifs ne lui permirent pas d'aller au collège, le maître d'école se montrait particulièrement odieux et sadique avec lui, et d'ailleurs avec la plupart des fils de paysans, qui rataient trop souvent son laïc et remarquable enseignement pour assister leur père et oncles aux travaux des champs.
Nous devions de temps à autre nous occuper de la Guiguitte. Nous avons bien failli la noyer un été en voguant sur la mare aux canards dans une vieille auge à cochons, qui chavirait fréquemment car les bords affleuraient tout juste au-dessus de l'eau, fort heureusement peu profonde. Sauf qu'elle était bien en chair la petiote, et lourde à décoller de la vase. Nous avons bien failli lui casser les reins un hiver, ou lui refiler une bronchite, lors d'une partie de glissade endiablée sur la pente enneigée et abrupte du pré communément appelé « le verger ». Un copain avait apporté sa luge de fabrication artisanale, montée sur deux tubes métalliques, un bolide capable de concurrencer les bobsleighs de compétition. La Guiguitte tenait à faire elle aussi sa descente. En bas de la pente coulait un ruisseau que la luge survolait d'habitude sans problème, mais ce coup là elle fit un dérapage, un tonneau et notre protégée se retrouva sous l'engin, allongée au beau milieu du ruisseau, recouvert par une trop mince couche de glace. Vite on l'enveloppa d'un manteau et on la ramena à la maison.
Mis à part ces deux regrettables incidents de parcours, sans conséquences fâcheuses, dans l'ensemble nous avons bien pris soin d'elle. Précisons qu'en ces temps archaïques, la compassion pour les personnes différentes, présentant un handicap physique ou mental, n'était pas franchement de mise. On se moquait d'elles, on singeait en ricanant bêtement leurs défauts de fabrication, leur mauvaise diction. Aujourd'hui, c'est avec le rouge de la honte au front que je décris nos agissements passés.
Puis, j'ai laissé Jules-Artur et sa sœur pour aider les hommes dans leurs tâches, à faire les foins, guider et maîtriser les chevaux, charger à la fourche les grands chars à ridelles, puis les décharger en versant le fourrage en vrac dans la gueule du souffleur, qui le recrachait dans les greniers. J'adorais cette odeur de l'herbe fraîchement coupée, du foin bien sec, j'aimais sentir la grenée contre mes joues, mes bras, mes jambes en sueur. J'aimais marcher à côté de la charrue et suivre la rectitude des sillons du labour, arracher les pommes de terre sans les abîmer, distribuer la nourriture aux cochons. J'aimais rentrer les vaches laitières à l'étable chaude et odorante, dont les poutres du plafond, blanchies à la chaux, abritaient une multitude de nids d'hirondelles. J'aimais participer à la traite, sentir le flanc de l'animal contre mon front, saisir un pis dans chaque main, le presser et l'étirer méthodiquement, entendre les sons des jets liquides percutant les seaux métalliques, tels un concert de violoncelles, boire le lait chaud directement au pis de la vache. Enfin, j'aimais la compagnie de ces fermiers, leur générosité, leur accueil gratifiant, leurs produits et leur vie en symbiose avec la nature.
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