Chapitre 25
Maintenant, avant d'aborder la rubrique « folklore » je vais m'inscrire en faux contre tous ceux qui pensent que les étudiants en médecine sont obsédés par le sexe. Dans toutes les orgies et « tonus » auxquels j'ai assistés, je n'ai qu'exceptionnellement vu des nanas émoustillées se mettre à poil, et ce n'étaient pas les plus recherchées. Jamais je n'ai constaté pendant mes gardes ces débordements sexuels entre médecins et infirmières, qui fleurissent dans l'imagerie populaire. Certes, des inscriptions obscènes, des dessins et allégories pornographiques, tapissaient les murs des salles de gardes et des locaux de l'internat. Certes, la première étape de ce folklore estudiantin consistait à développer notre répertoire de chansons paillardes. Certes, deux ou trois filles de notre promo, à l’œil couleur besoin et à la cuisse hospitalière, montrant des appâts sur lesquels se seraient jetés tous les saints de la chrétienté, s'ouvraient à la convoitise des cadres supérieurs, internes certifiés, chefs de clinique et même titulaires de chaire enclins à succomber au démon de midi. C'est qu'elles en tiraient profit, les mâtines, par exemple en fuitant, largement avant l’échéance, les sujets des futurs examens modulaires, info qu'elles ne partageaient éventuellement qu'avec leurs intimes dignes de confiance, et donc, pas avec moi. Certes, nous savions qu'un vieux patron, atteint d'une maladie neurologique, un pied dans la retraite et l'autre dans la tombe, pelotait fébrilement les infirmières dans les ascenseurs et les couloirs, convaincu que son toucher trépidant et silencieux valait mieux qu'un vibromasseur. Or, d'après ce qu'elles nous racontaient, il se trompait lourdement et elles le fuyaient comme la peste. Certes, quelques rares psychotiques et pervers sexuels infiltraient notre brillantissime communauté. Mais en fait, si nous n'hésitions pas montrer notre cul en public, le sexe se reflétait beaucoup plus dans nos pensées et paroles que dans nos actions et exactions.
Cependant, des exactions il y en eut. Elles n'étaient pas de notre fait. Le bizutage, qu'on appelle de nos jours du doux euphémisme « week-end d'intégration », ce rite de passage aux débordements odieux et inhumains, qui a bénéficié pendant des décennies de l'omerta, fit l'objet d'une déclaration virulente du doyen de la faculté. Car l'année précédente des atteintes graves à la dignité des étudiantes, peut-être même des viols, avaient été commis par les anciens et les internes. En ce temps là les mouvements féministes n'avaient pas voix au chapitre. Les filles malmenées sexuellement ne pouvaient pas se plaindre, vu qu'on les considérait le plus souvent consentantes ou responsables des attouchements que les mâles leur faisaient subir. En tant que futurs médecins, les bizuts auraient à manipuler toutes les parties des corps de patients dénudés, à exercer sur eux un pouvoir absolu pour des questions de vie et de mort. Aussi, les initiateurs jugeaient-ils profitable de les confronter eux-aussi, et sans tarder, à l'abandon de la pudeur, à la soumission aux maîtres, avant que d'être intronisés membres de leur noble confrérie. En les forçant à boire des boissons alcoolisées mélangées à de l’éther, en les humiliant, en les obligeant à s'exhiber nus. Dans un contexte d'impunité et de secret aussi bien gardé que le secret de la confession, parallèlement au secret médical, il convenait de ne pas trahir le secret « médicinal ».
Notre bizutage fut néanmoins autorisé. Je n'en connus point d'autre. Avec mes copains nous avons décidé de prendre les choses en main. Le thème choisi pour la manifestation était la mode hippie, toute la promo a défilé avec des tenues colorées, des bandeaux autour de la tête et des fleurs dans les cheveux. Cool quoi ! Nous avions déniché dans les locaux de l'internat un gigantesque phallus en plâtre de trois mètres de long, que nous tirions sur une charrette à linge, sur lequel se tenaient deux mignonnes à califourchon. Au son d'un bel échantillon de chansons paillardes, retenues dans leur intégralité. Si notre préférée était « le fils père », d'autres comme « les filles de Camaret », « Charlotte », « La petite Huguette », « La digue du cul », « Allons à Messine », et j'en passe, ont largement contribué à nous faire admettre et respecter par ceux qui espéraient bien nous soumettre. La fête se tenait au troisième sous-sol de l'hôpital universitaire.
Les autorités présentes pour assurer la modération, confortablement installées, tenant sur leurs genoux des bizutes en fleurs et complaisantes, ont apprécié l'ambiance bon enfant et respectueuse des lieux et des personnes. Notre animation, en redorant le blason du folklore hippocratique, les renvoyait à des souvenirs agréables de leur entrée dans cet univers si particulier. Le vin coulait à flot mais nous restions sur nos gardes. De mémoire de carabin ce fut un bizutage jusque là réussi.
Sauf que, malheureusement, il faut toujours que des imbéciles viennent gâcher la fête. Au bout de la nuit, lorsque nous rejoignîmes nos piaules, en passant devant la salle de garde, un connard d'interne, ivre et sadique, voulut embarquer une fille non consentante pour terminer la soirée en soulageant ses plus bas instincts. Celles qui nous accompagnaient échappèrent à ses griffes, quand soudain j'entendis des cris. En me retournant je vis une amie, terrorisée, qui se débattait sur les épaules de ce sinistre sire. La tête et le buste penchés sur son dos, elle me tendit les mains que je saisis avec une force dont je ne me serais pas cru capable. Il m'injuria, me menaça :
- Lâche-la !
- Pas question.
- Lâche-la ou sinon tu vas avoir de sérieux ennuis !
- Pas question. Elle reste avec nous.
- Tu fais chier !
- Et toi tu fais pas chier, peut-être !
Il dut finalement lâcher sa prise, qui retomba dans mes bras, reconnaissante à vie. Le lendemain nous apprenions qu'une collègue que je connaissais peu, une future major de notre promo, n'avait pas eu autant de chance que notre amie. Elle n'aurait pas été violée, un chef de clinique, présent dans la salle de garde, serait rapidement intervenu pour la libérer, c'est tout ce que j'ai pu savoir. Mais la souffrance, la tristesse et l'incompréhension, marquées sur son visage durant des jours et des jours, je ne les ai pas oubliées. Aucune maltraitance ne peut se justifier parce qu'on a été maltraité, ni aucune humiliation parce qu'on a été humilié.
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