Chapitre 30

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   Ah ! Maîtriser ! Voilà bien le maître-mot ! J'avais déjà fait le tour des illusions amoureuses, de l'autonomie, de la dimension humaine et de tous ses espoirs. À vingt ans j'étais un vieillard. Moraliste, rigide, catholique, gaulliste, dérisoire, grotesque, aveugle. Je pataugeais en plein brouillard en pensant marcher sur l'eau sous un ciel sans nuages. Je fréquentais ma fiancée avec l'espoir qu'elle tombe amoureuse d'un autre, me libérant de cette liaison fondée, non pas sur l'amour, mais sur l'assistance à personne en danger de mort. Toutefois, elle me resta fidèle, du moins jusqu'à notre mariage. Car elle souhaitait ardemment que nous passions devant Monsieur le Maire. Je tentais par tous les moyens de reporter l'échéance, de faire traîner les choses en longueur en attendant une ouverture. Comme elle était communiste, non baptisée, je refusai tout net un mariage civil uniquement. Qu'à cela ne tienne, elle décida, à ma grande surprise, de se convertir au catholicisme. Le curé de mon village, mon curé, la baptisa en louant Dieu qui lui offrait ce bonheur immense de ramener une brebis égarée dans son bercail. En se louant lui-même de m'avoir reconnu comme un sujet particulièrement perméable à son enseignement évangélisateur. Avec les fiançailles et la conversion, je prenais sans en avoir véritablement conscience, recouvert d'un manteau de dérision, d'ironie décapante et d’immaturité insouciante, un chemin glacial et chaotique qui allait se terminer, huit années plus tard, par un drame absolu.


Parallèlement, je passai le plus clair de mon temps dans les services de Médecine. Je m'entraînai à la pratique de l'observation, en suivant dans l'ordre, l'inspection, la percussion, la palpation et l'auscultation. Je restais de longs moments auprès des malades, à les écouter, à dialoguer avec eux. Ils me relataient par le détail leur maladie, restituaient ce que les médecins leur avaient dit. J'apprenais à leur contact, et celui des infirmières qui se montraient ouvertes et chaleureuses à mon égard, les rudiments de mon futur métier. Les patients me demandaient des précisions concernant certains termes médicaux, et quand je n'avais pas les réponses j'allais me renseigner et revenais rapidement leur donner les explications attendues. Un sentiment d'empathie s'installait chaque jour de plus en plus dans le registre de mon affectivité. Le plus surprenant dans ces lieux de souffrance et de fin de vie, c'est que la mort y était forclose. On n'y prononçait pas son nom. Quand on me disait « Madame X est sortie hier », c'est qu'elle était guérie, quand on me disait « Monsieur Y est parti hier », c'est qu'il était mort. Je ne voyais que les guérisons et appréciais l'évolution qui permettait de ne plus laisser souffrir les malades hospitalisés. Il y eut cependant des moments où la mort est sortie de son placard avec une brutalité telle que j'en eus des nausées. Notamment, quelques années plus tard, lorsque que je trouvais par hasard dans un lit, mon prof de sciences du lycée, un prof aimé et respecté par tous, reconnu pour ses brillants travaux en archéologie, surnommé « le patron », qui ne parut pas si mal en point que ça, étant donné qu'il avait toujours été maigre comme un clou. Il me reconnut et me parla de manière plutôt détachée de sa maladie. Lors de ma visite suivante on m'apprit qu'il était « parti ». Une autre approche douloureuse de la mort, se produisit au cours de mon stage, en tant qu'externe, dans le centre anti-cancéreux, où je me rendais chaque matin l'estomac noué et la tête envahie de vertiges et d'angoisse.


C'est ainsi que je commençai à réfléchir sur la dualité mort-vie, sur comment on pourrait classer des pensées, des paroles et des actes, mortifères dans un « système M », et des pensées, des paroles et des actes vivifiants dans un « système V ». Il me fallait appréhender en même temps, et avec la même application, les deux versants de mes contradictions. En évitant autant que possible le déni et les non-dits, qui n'ont jamais fait partie de mes péchés mignons.

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