Chapitre 32
À partir de ce moment là, les choses allaient sérieusement se gâter en ce qui concerne mon processus de maturation. Que je ne suis probablement pas le seul à avoir autant complexifié.
Sur le plan politique, mai 68 a fait virer ma cuti. Sans être un militant de gauche, je sympathisais avec les tenants de cette idéologie, j'adhérais aux idées anti-capitalistes et aux luttes pour une meilleure justice sociale, tout en refusant le recours à la violence. Ce qui me semblait encore tout à fait compatible avec ma foi en Dieu et ma pratique religieuse. La nécessité de la désobéissance se vérifiait à mes yeux de manière flagrante. Il me revint à l'esprit cette anecdote vécue au lycée, le jour où notre prof de français, croisant le surveillant-général en train de morigéner un de nos camarades, déclara à travers sa grimace caractéristique : « Le philosophe Alain a dit : l'indiscipline est, en quelque sorte, un constant état d'esprit qui va de pair avec l'intelligence », avant de poursuivre tranquillement son chemin. Sur la liste, déjà bien remplie, de mes devoirs, je rajoutai celui de la désobéissance.
Au sein de ma famille, seul mon beau-frère, le pâteux, se montrait solidaire de mes positions anarcho-gauchistes. Je me sentais avec lui en totale concordance de phase. Les autres, mes parents y compris, connaissant mes comportements écervelés et foufous, se disaient qu'il fallait bien que jeunesse se passe. Je n'alimentais pas le qu'en-dira-t-on, ne laissais pas pousser mes cheveux, et surtout, je conservais ma foi en Dieu, car pour ma mère renier Dieu c'était perdre tout sens moral. Mon père devait penser qu'une fois bien installé bourgeoisement en tant que médecin généraliste, j'oublierai cet « endoctrinement » subi à l'université, lui-même ayant osé, dans sa jeunesse, prendre sa carte à la CGT. Il nous parlait de sa famille très hétéroclite, de ses cousins-cousines qui ne vivaient pas très loin de chez nous, communistes et athées, surnommés « les rouges », pour qui il avait de l'estime et de l'affection. Il affirmait que la politique ne devait pas diviser les membres d'une famille aussi unie que la sienne, en citant, par opposition, celle de ma mère dans laquelle « tout le monde se bouffait le nez ». Ce qui fit que nos rapports ne se sont jamais envenimés.
Tandis que je m'acheminais vers le mariage, tel un aveugle tenu au bras et guidé par sa fiancée, l'éthique familiale obligeait mes parents à considérer, et aimer, Janine comme leur future belle-fille. Ce qui ne devait pas être si simple que cela, compte tenu de ses réparties crues et abruptes, de ses ambitions à leurs yeux démesurées, et de ses piques acérées. Il me semble que de son côté elle appréciait ma fratrie. Pour ma part, je m'entendais bien avec ses parents, très anxieux et perdus dans ce monde d'escrocs et de brutes.
Grâce à mes deux sœurs aînées devenues mères, notre institution familiale incorporait une génération nouvelle. Je ne les sentais ni épanouies ni heureuses, l'une confrontée à des problèmes de couple, l'autre à des difficultés matérielles. Toutefois, mes neveux grandissaient de manière satisfaisante. La plus jeune de mes sœurs rompit avec son prétendant trois semaines avant la date fixée pour la noce. Et je m'apprêtai à commettre des erreurs bien plus irréparables.
Mon grand-père maternel, le légionnaire, le mauvais bougre d'allemand, est décédé un an après mon entrée à l'Université. D'emblée, fier de ma vocation, il m'a soutenu, encouragé, aidé, avec sa pudeur et ses moyens. Malheureusement je ne pus assister à ses obsèques. Son épouse qui l'a toujours idolâtré sans mollir, le considérant juste comme un « original », réalisait ses quatre volontés. Sauf les dernières, qui stipulaient un enterrement civil, sans fleurs ni couronnes. Croyante sans plus, elle l'enterra à l'église, disposa bouquets, gerbes et couronnes, autour de son cercueil, sous les prières et le sermon lénifiant du curé, vantant des mérites qu'il n'étalait pas, implorant la miséricorde divine pour un pardon dont il se moquait comme de sa première chemise. Nous étions bien peu nombreux, ceux pour qui sa mort a laissé un grand vide. Il est cependant resté à jamais présent et influent dans un coin de mon âme.
Sur le plan de ma formation médicale, tout se déroulait dans un climat plutôt serein. Je commençai l'externat. On avait changé le titre d'externe en « étudiant hospitalier ». Nous touchions un minable pécule mensuel. Les stages duraient six mois, se déroulaient d'abord dans les services de médecine et de chirurgie. Nous étions chargés de la tenue des dossiers médicaux, de la rédaction des observations et du suivi d'une demi-douzaine de patients. Je débutai par la neuro-chirurgie, en ayant la responsabilité d'une chambrée de six « crânes ». Bien qu'ils ne fussent ni très bavards, ni très coopérants, cela demeure un bon souvenir car ils survécurent à leur délicate opération.
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