Chapitre 37

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   Afin d'améliorer notre train de vie, je décidai de travailler en tant qu'infirmier de nuit au CHU, à tiers-temps. Un emploi réparti sur deux équipes, la bleue et la rouge, comprenant trois personnes qui alternaient, nuit après nuit, de dix-neuf heures à sept heures. Je complétais l'équipe bleue réservée à des étudiants en Médecine. Ainsi, une nuit sur six, indépendamment des WE et jours fériés, durant presque deux ans, je prenais mes fonctions dans le service de réanimation.


Il est fort probable que mes souvenirs soient trompeurs, mais en découvrant « la réa », j'eus le sentiment de rejoindre le vécu de Saint Vincent de Paul, au XVIIème siècle, en n'imaginant pas le chemin qu'il restait à accomplir jusqu'aux soins palliatifs du 3ème millénaire. Le premier SAMU venait tout juste de voir le jour à Toulouse. La vaccination contre la polio commençait à se généraliser, le tétanos et d'autres maladies infectieuses faisaient des ravages. Les routes de campagne mal chaussées, les nationales à trois voies aux lignes peintes en pointillés des deux côtés sur des kilomètres, les voitures sans ceintures de sécurité ni airbags, les limitations de vitesse non encore instaurées, tout cela augmentait de manière considérable le nombre de comas prolongés. Et j'en avais un échantillon impressionnant devant les yeux.


La surveillante, accompagnée de deux infirmières, toutes trois cinquantenaires solidement charpentées, m'accueillit avec courtoisie et bienveillance. « En lisant votre nom sur le registre d'embauche, j'ai pensé que nous allions recevoir un collègue noir. » Elle sourit en fixant un regard appréciateur sur mes cheveux courts et blonds, ma peau blanche comme un cachet d'aspirine, mon type de fabrication germano-celte. Elle fit les présentations et offrit le café. Sa passion pour ce breuvage ne connaissait pas de limites, elle se le procurait au Brésil, Mexique, Guatemala, en Afrique... grâce à elle je découvris ce qu'était un bon café.


Il y avait là un homme d'âge moyen, insuffisant respiratoire chronique, qui rechargeait ses poumons comme on recharge une batterie électrique, sur un appareil situé dans le service de réanimation, où il s'était définitivement installé. Il rendait de multiples services à ses hôtesses, faisait littéralement partie des meubles. Tout le monde l'appréciait pour son caractère souple, sa gentillesse, sa discrétion, et ses compétences aux jeux de cartes, notamment au tarot, la distraction incontournable.


Compte-tenu de mon rythme de travail infernal, on me ménageait. Mieux encore, on me dorlotait. J'accomplissais les tâches les moins ingrates. En fin de nuit, je gagnais quelques heures de sommeil, sur un brancard dans une des salles réservées aux médicaments, à des ustensiles divers, ou au linge. Il n'était pas rare qu'aux moments du relais, l'équipe de jour m'y trouvât encore endormi. Alors, « ma » surveillante s'empressait de déclarer sur le mode maternant : « Chut ! Laissez-le dormir encore un peu... il a son stage à 9h... ». Elle mérite ô combien ! que je lui réserve une place toute particulière, une reconnaissance appuyée, dans ces Parcours d'amours.

Le calme et la paix régnaient dans ce service de nuit où l'on n'hystérifiait point la mort. Elle accompagnait sereinement le travail des soignants. On n'entendait pas de cris, pas de gémissements, ni de la part des patients ni de la part des infirmières, pas de bruits de courses affolées dans les couloirs, l'ambiance sonore était assurée par les appareils d'assistance respiratoire qui jouaient des claquettes sans interruption. Les odeurs ne présentaient pas un caractère particulier relativement aux autres services. On n'y rencontrait jamais les médecins. La hiérarchie n'y avait pas droit de cité. Cependant tout espoir n'était pas perdu. Le climat ne sombrait pas dans le désespoir, dans le fatalisme. Par exemple, en ce qui concernait les « tétanos », qui recevaient toutes les deux heures une ampoule de valium dans leurs perfusions, j'appris que certains d'entre eux allaient se réveiller un jour et s'en sortiraient sans grands dommages. Les patients étaient nourris, à intervalles réguliers, d'une « mixture » liquide, de couleur jaune-marron, que l'on transvasait au moyen de grosses seringues dans leur sonde gastrique. Nous leur décrivions nos interventions, commentions l'évolution de leur état. J'ai pu apprendre et comprendre un certain nombre de choses quant au rapport entre la vie et la mort, quant à la vanité de la foi en la Science Médicale, grâce à cette contribution enrichissante sur le plan humain, en tant qu'infirmier.


Deux ans à peine après les événements de mai 68, les dominants reprirent le pouvoir. L'administration nous concocta une mesure fort impopulaire, que j'ai oubliée, mais qui portait sur la suppression d'une partie de nos vacances. Une trentaine d'externes de ma promotion, dont je fis partie, décidèrent de ne pas participer au tirage des nouveaux lieux de stage. Le doyen qui m'avait à la bonne, me convoqua dans son bureau :

- Je ne comprends pas comment, vous, un garçon consciencieux, toujours bien noté dans les rapports de stages, vous avez pu vous acoquiner à ces étudiants nantis qui râlent de ne pas pouvoir aller se faire dorer la pilule dans les pays tropicaux !

- Monsieur le Doyen, je ne vois que très peu ma famille... j'ai pris des engagements pour les vacances... et je ne supporte pas l'injustice, or cette mesure est injuste.

- Je vous entends... mais sachez que je considère que vous avez tort. Vous pouvez disposer.


À la suite de quoi les grévistes se virent attribuer d'office leur nouveau lieu de stage et la mesure ne fut pas appliquée. C'est ainsi que je me suis retrouvé dans le service des radio-isotopes.

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