Chapitre 49
Les bouleversements ne se limitaient pas à mon orientation professionnelle. Ils intéressaient également ma conscience et morale politiques, ma foi catholique et ma vie familiale.
Au niveau de la politique, mes idées s'orientaient de plus en plus vers la gauche, pas vraiment vers le socialisme, le communisme, le gauchisme. Je me considérais sur ce plan comme un anarchiste de gauche. En vertu de l'adage « élections, piège à cons » je devins abstentionniste pur et dur. Et cela a duré pendant de nombreuses années. Toujours réfractaire à toute forme de militantisme dans une formation officielle, en dépit des pressions incessantes de mes amis qui finissaient par me culpabiliser, je n'ai pris aucune carte dans un parti ou un syndicat. Je décidai de militer uniquement pour le mieux être des malades en général et des malades mentaux en particulier. Et en milieu hospitalier, car les rapports d'argent avec mes patients me rebutaient, ainsi que les contraintes de la comptabilité, qu'imposaient la pratique libérale.
Au niveau de la religion, ma rupture avec le dogme catholique fut définitive. J'ai rejeté catégoriquement l'existence de Dieu, et même la croyance en l'immortalité de l'âme. Il m'a fallu un temps fou pour réussir à trouver le sommeil sans avoir préalablement récité un « notre père » et un « je vous salue Marie », mes prières du soir. Pendant très longtemps je n'ai pu me défaire de la pensée magique, associée à la superstition, qui me poussait à craindre quelque catastrophe après avoir eu des rêves impurs ou pratiqué le péché de chair. Cependant je réussis au fil du temps à devenir un parfait athée, sans renier pour autant mon intérêt pour les mythes, le besoin de spiritualité, le sens du sacré, fortement ancrés en moi. Ce qui fit dire un jour à un mien collègue et ami : « Ah ! Toi, avec ta névrose chrétienne ! ». C'était lors d'une visite officielle du ministre de la Santé, qui a débarqué en grandes pompes dans notre hôpital, entouré des motards de la gendarmerie, de ses conseillers et affidés, haranguant un public de soignants figés dans une écoute quasi religieuse, il me glissa dans le creux de l'oreille :
- Tu vois, Jean-Paul, c'est ça le vrai Pouvoir !
- Non ! Pour moi le vrai Pouvoir c'est Sainte Thérèse de Lisieux. Ce ministre, nul ne saura même plus son nom dans trente ans, et sœur Thérèse rassemblera encore des milliers de pèlerins.
Et c'est en effet ce qui s'est produit. Régulièrement, j'ai pu vérifier que le pouvoir « profane », fondé sur la domination et la crainte, pouvait se réduire à peu de chose, en face du pouvoir « sacré » fondé sur des idées nobles et humanistes.
Au niveau de ma vie familiale, c'est surtout elle qui fit les frais de ma passion pour la psychiatrie. Je délaissai mon épouse et mon fils, le processus du divorce devenait irrémédiable à mes yeux, mon détachement l'accompagnait. Incapable d'être un bon fils, un bon frère, un bon mari, un bon père, je me sentais aliéné dans l'univers familial et libre dans l'univers psychiatrique. La liberté de pensée, de paroles et d'action devint mon credo et objectif prioritaire. Je perdis le sens du sacrifice. Je n'imaginais pas qu'en s'octroyant des plaisirs, des gratifications, qu'en libérant la parole, cela risquait de provoquer des frustrations, des traumatismes, chez nos proches. C'est à partir de mots durs, prononcés à mon égard, par mes enfants devenus adultes, que je compris le mal que je leur avais causé, en ayant cru agir pour leur bien. J'espère qu'il m'accorderont leur pardon, car je les ai toujours aimés bien au-delà de ce qu'ils peuvent ressentir. Il est par trop évident que « l'amour ne suffit pas », comme l'a dit B. Bettelheim.
Mes parents, à qui je n'eus pas le courage d'annoncer la dissolution de notre couple, ne bondirent pas de joie lorsque je les informai de la spécialité que j'avais choisie. Ma mère avait conservé un très bon souvenir de ses années vécues en tant qu'infirmière, mais sa hantise était de se retrouver un jour « chez les fous ». Aussi, me voir leur consacrer ma vie ne l'enchantait guère. Avec tous les soucis, toutes les angoisses que nous lui causions, elle ne cessait de nous dire que nous allions bien finir par l'envoyer, un jour, à l'asile psychiatrique. Heureusement pour elle, jamais cette épée de Damoclès ne lui est tombée sur la tête, probablement grâce au rituel du café, chaque matin, avec ses copines, et aux magazines féminins que lui prêtait sa belle-sœur. Ce qui lui permettait d'échapper au réel, de s'évader dans les romans à l'eau de rose, dans les contes de fées modernes vécus par les familles royales, les stars de la chanson et du cinéma, étalés dans les pages de « femme d’aujourd’hui », « point de vue en images », « Nous deux », « Paris match » et « France Dimanche ». Il me faut avouer humblement que, dans mon adolescence, je m'y suis laissé prendre, et même encore à l'heure actuelle, il m'en reste un petit quelque chose. Mon père, quant à lui, se contenta de me répondre en grimaçant : « je te voyais plutôt médecin de campagne, installé pas loin de chez nous... mais si c'est ce que tu veux faire... »
Dans notre milieu d'ouvriers et paysans modestes, personne ne voyait d'intérêt à aller explorer la planète des fous. Malgré tout, on reconnaissait une certaine logique à ce que ce soit moi qui le fasse, étant donné mon côté farfelu, illuminé, voire à côté de mes pompes. Par contre, mes sœurs et mon p'tit frère ont fort bien accueilli la nouvelle, non sans une certaine fierté.
Finalement, je réalise combien il est difficile de décrire un comportement, un caractère, bourré de contradictions en fait. De montrer qu'on a changé alors qu'on est resté soi-même, de prétendre qu'on s'est éloigné de Dieu, de sa famille, alors qu'on en est resté proche. De porter en soi les dualités bon et mauvais, juste et injuste, généreux et cupide, bienveillant et odieux, cultivé et ignare... entre autres. Serait-ce donc uniquement le propre des gémeaux ?
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