Chapitre 53
Dès lors que la culture psy s'est incrustée dans mon existence, mon regard devint clinique sur les personnes et analytique sur les institutions. Sans être diagnostiqués comme franchement malades, hormis quelques rares exceptions, tous ceux que je côtoyais présentaient à mes yeux des symptômes en rapport avec des tendances psychopathologiques. En raison de la fragilité de leurs défenses psychiques, mises à mal dans certaines circonstances.
Ainsi, les colères de ma mère, ses migraines mensuelles et menstruelles, ses arrangements avec la réalité, ses peurs, je les attribuais à la névrose hystéro-phobique. Les manies de mon père pour les calculs mathématiques, son souci permanent de contrôler ses sentiments, sa méticulosité au sujet des horaires, « avant l'heure c'est pas l'heure, après l'heure c'est plus l'heure », ses rationalisations infernales, ses angoisses dès que l'on faisait fi de ses convictions et certitudes conceptuelles, de ses attentes à notre égard, je les assimilais à la névrose obsessionnelle. Sur mes sœurs et mon frère, je collais également de belles vignettes cliniques.
Par honnêteté intellectuelle, je m'obligeais à porter ce regard sur moi-même, selon une démarche rationnelle, scientifique, auto critique, sans jugement de valeur ni complaisance. Et les conclusions ne furent pas mirobolantes. En fait, je me voyais affublé des critères de toutes les névroses, d'angoisse, phobique, obsessionnelle, avec une certaine propension pour l'hystérique. Auxquelles s'ajoutaient des relents de sadisme et de perversion, ainsi que des tendances maniaco-dépressives. Sur ce dernier aspect, je dus m'habituer à ce que le mot « maniaque » ne corresponde pas du tout au sens qu'on lui attribue dans le langage courant. L'état maniaque, en Médecine, se rapporte à une agitation excessive, une excitation spectaculaire et théâtrale, tant sur le plan corporel qu'intellectuel, un peu comme lorsqu'on a bu un coup de trop. Par contre, la manie du rangement, du nettoyage, du bricolage, des collections ou de tout autre investissement, relève de l'obsession. En gros, le maniaque est un agité du bocal et le pointilleux, un obsessionnel bancal.
Le côté rassurant de ce cheminement, qui peut sembler quelque peu azimuté pour le commun des mortels, c'est que l'on peut considérer, sinon comme normal, du moins comme relativement sain, un sujet qui joue sur tous les tableaux de la nosographie, sans en laisser un seul dominer l'ensemble, ce qui provoquerait la décompensation, l'entrée dans la maladie mentale. De ce point de vue, je pouvais donc me considérer comme relativement sain psychiquement. D'ailleurs, un jour un collègue et ami m'a dit : « Tout le monde me croit normal, mais je sais bien que je suis fou. » Et je lui ai répondu : « Et bien moi, c'est l'inverse, tout le monde me croit fou, mais je sais bien que je suis normal. » En réalité, tout cela est fort subjectif, le jugement dépendant de la façon de voir de celui qui regarde.
Cependant, il ne suffit pas de s'attacher à l'individu, il faut aussi analyser l'institution, de laquelle il est issu, et dans laquelle il baigne. Par exemple, l'institution du mariage ne passe le relais au divorce qu'après avoir inlassablement bombardé les défenses psychiques des conjoints, jusqu'à ce que l'un ou l'autre explose sa folie. Le mal est depuis longtemps dans la place. Chacun a tendance à reporter sur l'autre la responsabilité de l'échec du couple, mais les personnes de bonne volonté sont capables d'assumer équitablement cette responsabilité. Tandis que, hors du contexte institutionnel toxique, elles se comportent normalement en société, sont appréciées de leurs partenaires et amis, ne montrent pas le moindre signe de pathologie mentale. Cette différence de comportement illustre le pouvoir de nuisance d'une institution malade, bien qu'il ne soit pas toujours évident de déterminer avec précision le rôle joué par la pathologie institutionnelle dans la pathologie individuelle.
Pour ce qui concerne la faillite de mon mariage, dont l'origine ne reposait déjà pas sur des bases instituantes saines et solides ; bien sûr, j'ai eu la tentation d'en reporter la faute sur Janine, et probablement qu'elle a pu me l'attribuer également de son côté, mais je me suis rendu compte qu'il serait injuste et indélicat de céder à cette tentation. Toujours est-il que l'organisation infernale de notre cohabitation à Seglas entraîna mon épouse vers une dépression réactionnelle sévère, marquée par des crises d'angoisse importantes, des comportement morbides, nécessitant un arrêt de travail prolongé, une surveillance quotidienne, et un suivi par un psychiatre libéral, tout-à-fait compétent et disponible au demeurant. Quant à moi, incapable de trouver une solution, je comptai sur mes collègues internes et sur d'autres thérapeutes pour tenir le coup, ce qu'ils firent avec tact et générosité, sans porter de jugement péjoratif sur nous deux.
C'était bien le facteur social, la manière dont l'institution familiale avait forgé notre idéologie personnelle, institutionnalisé notre idée du bonheur dans le mariage, qui venait alimenter le conflit entre nous et non le soulager. Si mes défenses ont mieux résisté que celles de mon épouse, elles interagissaient néanmoins, à égalité de forces, pour annihiler toute chance d'installer notre relation dans la paix et l'harmonie. Il convenait de rechercher les causes d'une telle déliquescence dans l'aliénation mentale et sociale, vécue au sein de notre institution familiale.
En quittant la cohabitation pour aller vivre avec l'homme qu'elle aimait et qui l'aimait, Janine put se refaire une santé, retrouver un équilibre, et établir avec moi des compromis satisfaisants autour de la garde et l'éducation de notre fils. Ce dont je lui suis infiniment reconnaissant, en sachant qu'elle aurait eu de bonnes raisons de me haïr, de me rejeter. Car en ayant refusé, à tort ou à raison, de céder aux pressions de la pathologie mentale, dans l'espoir de ne pas l'aggraver, je lui avais plutôt reproché de succomber à l'attrait du mal, que montré de la compassion envers sa souffrance.
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