Chapitre 69
Depuis quelque temps, la question qui taraudait mon cerveau compliqué, torturé et bourré de contradictions, se résumait par ces simples mots : vais-je faire mon service militaire ? Nombre de mes amis plus âgés que moi, anti militaristes impénitents, en furent dispensés en obtenant le statut d'objecteurs de conscience, ce qui était fort rare, en se déclarant soutiens de famille, en présentant des maladies physiques incompatibles avec les activités sportives proposées par la grande muette, ou encore, en s'engageant dans « la coopération » pour assurer des soins dans les territoires d'Outre-Mer ou dans les pays qui avaient signé une convention avec la France.
D'autres encore se virent réformés, sous le profil P4d ou P5d (P pour motif psychiatrique, 4 ou 5 pour degré maximum d'incapacité à être intégré dans l'Armée, et d pour définitif). Il leur avait suffi de présenter un certificat médical, rédigé par un psychiatre, expliquant en quoi leur équilibre psychique, fragile au demeurant, risquait d'être mis à mal par les exigences particulières de l'institution militaire, indiquant qu'ils suivaient une psychothérapie qui ne pouvait pas être interrompue, sous peine de les voir décompenser, sous les drapeaux, une dépression sévère assortie d'un risque suicidaire évident. La réforme ne faisait pas un pli, car l'Armée ne tenait pas à provoquer de tels préjudices, qui l'obligeraient à verser de fortes pensions ad vitam æternam.
De plus, en ce temps là, les casernes ne savaient plus où caser tous les appelés, l'orientation vers une armée de métier s'insinuait dans la pensée de nos dirigeants, avant que Jacques Chirac ne supprime définitivement la conscription en 1996. Certains de mes camarades, sursitaires au même titre que moi, reçurent un courrier officiel les invitant à ne pas y répondre s'ils souhaitaient échapper à leur service militaire obligatoire. Une aubaine ! Malheureusement hors de ma portée, car je n'ai jamais eu beaucoup de chance au jeu ni lors des tirages au sort prometteurs.
Régulièrement, des discussions sérieuses et pénétrantes, avec mes amis comprenant mon désarroi, désireux de m'aider à prendre ma décision et de soulager ma conscience, se déroulaient autour de l'accomplissement ou non de ce devoir patriotique. Louis R. et Aksel m'incitaient vivement à la dérobade. Ils me proposèrent même de rédiger le fameux certificat me déclarant fou aux yeux de l'Armée. Moi... fou ? l'idée n'emballait pas mon esprit, névrosé certes, mais bien adapté socialement. En outre, soucieux de faire partie des loyaux serviteurs de l’État, ma rigueur morale et civile ne s'accordait pas avec ce genre de tricherie bien incivile.
Comme je tenais à exercer dans les hôpitaux publics, on m'avait affirmé que je ne pourrais pas obtenir le statut de fonctionnaire si mon livret militaire comportait la mention « réformé P4d ». Aksel me démentit cette assertion, vu qu'il était passé par là, sans qu'on ne lui ait mis des bâtons dans les roues pour exercer en tant qu'interne en psychiatrie. Louis R nous racontait ses aventures et celles de ses collègues pendant leur service, dans le cadre de la coopération avec les départements d'Outre-Mer. Lui, avait essuyé une rébellion des malades dans l'HP où il officiait ; le canard local publia l'incident en précisant : « Le docteur Louis R. n'a dû son salut que grâce à sa belle foulée. » L'un de ses potes s'était rendu, en avion, dans une petite île pour y accoucher une habitante. Après l'accouchement sans problème, il décida néanmoins de ne pas bouger et d'attendre la délivrance. Qui survint au bout de quarante minutes, noyée dans une hémorragie cataclysmique. Il ramena donc la patiente jusqu'à son hôpital et lui sauva la vie. Cela ne m'incitait guère à choisir la même solution qu'eux, d'autant plus que les voyages ne m'attiraient pas, je préférais rester dans mon trou où je me sentais bien.
Et déjà, le fait de quitter ma tanière pour accomplir mes obligations militaires, constituait une préoccupation anxieuse supplémentaire non négligeable. Mais finalement, contre toute attente, je décidai de le faire, ce putain de service.
En attendant ma convocation, je pus trouver des dérivatifs efficaces auprès de mes fiancées, lors des week-ends avec mon fils, dans le travail auprès des enfants... et en m'associant à Aksel, qui avait insisté pour que je l'accompagne dans sa préparation au concours de l'internat de Paris, sous le coaching bienveillant, enjoué et bénévole, de Louis R.
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