Chapitre 73

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    Première soirée dans cet espace transitionnel qui durera un an au sein de mon parcours existentiel. Premier dîner offert par mes loueurs bienveillants et généreux. Première nuit dans mon lit rustique, haut comme un tabouret de bar, avec des draps frais, propres et fleurant bon la lessive de grand-mère, des couvertures moelleuses sous un édredon en duvet d'oie. Les bûches crépitent dans la cheminée car il pleut, il vente et les nuits sont froides en ce début d'automne. Les flammes gigotent en tous sens, dessinent des reflets dansants rouge-orangé sur les murs de la chambre.


Me voici à l'autre bout de la France, en Aquitaine où le Prince Noir, de sinistre mémoire, s'est illustré en pillant, tuant, ravageant moult villages avec une cruauté exceptionnelle, même pour l'époque.


Je ne sais évidemment pas encore qu'il y aura un avant et un après cette période particulière dans ma longue existence. Allongé là, ayant du mal à trouver le sommeil, ne sachant pas ce qui m'attendrait le lendemain, je songeai à ces choses de la vie laissées derrière moi, qu'il me faudra mettre de côté. Je songeai aux fiancées qui allaient bientôt m'oublier et que je ne reverrai plus, aux événements socio-politiques et culturels que je n'aurai pas l'occasion de suivre avec application.


Le trajet avait duré tout la journée, sans être ni laborieux ni désagréable. Les autoroutes demeuraient pour la plupart en cours de construction. J'adorais conduire n'importe où et sous n'importe quelles conditions climatiques. Je me sentais serein voire béat, dans ma 204 tout juste rodée. Mon poste-radio à transistors, attaché au câble d'une antenne fixée au montant de la portière côté conducteur, je ne l'utilisais quasiment jamais, je préférais me laisser bercer par le son lancinant du moteur. J'aurais vraiment aimé être routier ou chauffeur de cars en vue d'excursions lointaines.


L'essence coûtait un franc quatre-vingt-cinq le litre, elle était distribuée par d'aimables personnes payées pour cela, et non par des machines à commander soi-même. La vitesse était limitée à 140 km/h sur les autoroutes, 115 km/h sur les voies express et 90 km/h sur les autres routes. La décision de la réduire relevait essentiellement du souci d'économiser le carburant, à la suite du premier choc pétrolier. Or, l'un des effets collatéraux des plus appréciables fut de voir le nombre d'accidents et de morts en circulation, nettement régresser. Le GPS n'existait pas. Pliées aux bon endroits, étalées sur le siège passager, les cartes Michelin me guidaient. Les maîtriser demandait une certaine habileté et pas mal d'expérience. Souvent je m'égarais, mais en général je finissais tôt ou tard par rejoindre ma destination.

Puis, je me remémorai les actualités de l'année en cours. Le décès de Georges Pompidou. Les débats au sujet de la future Loi sur l'IVG. Les alliances des partis de gauche. L'augmentation des divorces et la baisse, inquiétante pour le Clergé, des baptêmes et des fréquentations des églises. Le début du Watergate, qui allait renvoyer Nixon au statut de simple citoyen américain.


Je n'aurai guère la possibilité d'utiliser un téléphone, dont il ne fallait pas trop tirer sur le fil, vu le prix exorbitant des communications, tant chez les particuliers que chez les cafetiers ou dans les cabines téléphoniques publiques. Ni de regarder la télévision en noir et blanc, la couleur coûtant trop cher, qui se répandait un peu partout dans les chaumières et les espaces publics. Il me tardait de posséder à mon tour ce petit écran capable d'alimenter nos fantasmes, d'enrichir nos rêves et notre imaginaire, de nous informer, nous instruire et nous divertir sans, du moins je l'espérais, nous abêtir complètement.


Mes pensées s'attardèrent ensuite sur mes loisirs. Indiscutablement je me voyais bon public envers les humoristes, Coluche commençait son one-man-show, il ne s'était pas encore appairé avec Thierry le Luron. J'aimais rire avec Desproges, Guy Bedos, Francis Blanche, Pierre Dac et bien d'autres, regarder des émissions anticonformistes et subversives au foyer de l'internat. Je revoyais les shadoks, les provocations géniales de Michel Polack, Jean-Christophe Averty. Je rythmais des mains et des pieds les chansons yéyé et même celles du trio magique Brel-Ferré-Brassens. Courageux mais pas téméraire, je n'irai pas crier sur les toits que je lisais régulièrement Pilote, Hara-kiri, Charlie Hebdo, fluide glacial, l'écho des savanes, Métal Hurlant, le canard enchaîné... ainsi que les auteurs libertins du 18ème siècle, le divin marquis et des écrivains anarchistes. Toute une littérature que j'avais savamment triée et rangée dans le grenier de mes parents.

Pour le cinéma, je comptais sur mes économies pour fréquenter assidûment les salles une fois ce mois de classes terminé.

Par ailleurs, je ne pourrai plus suivre mes sports favoris. Cette année-là l'équipe de Saint-Etienne remporta le championnat de France de foot, celle d'Allemagne, la coupe du monde en battant les Pays-Bas lors d'une finale mémorable que j'ai pu voir en direct dans un café du Puy-en-Velay, au cours d'une de mes escapades amoureuses avec une petite brune maigrichonne mais pleine de charme et d'espièglerie. En outre, Bjorn Borg fut sacré à Rolang Garros et Eddy Merckx s'octroya son cinquième Tour de France.


Enfin, en pleine immersion dans le registre de mes adieux déchirants avec Ninon en ce week-end à Cannes si proche, retrouvant ses larmes et ses paroles prémonitoires après un ultime orgasme : « c'est la dernière fois que nous faisons l'amour ! », Morphée me saisit dans ses bras et fit le nettoyage de mon cerveau nostalgique jusqu'au petit matin, afin que mon esprit soit bien clair et bien dégagé pour ma présentation devant les autorités militaires.

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