Chapitre 76
Emporté au gré des vents tel un planeur, au gré des courants tel un radeau à la dérive, je quittai Libourne sans regrets, sans état d'âme, sans y laisser de traces et sans promesse de retour. Après être passé par le QG de Metz, dans des locaux mastocs et peu accueillants où l'on m'a trimballé durant une journée entière dans différents étages, différents bâtiments et différents bureaux, je repris le train pour me rendre dans l'hôpital militaire de ma province bien aimée, à deux pas du CHU de mes études.
Jamais je n'aurais imaginé que je me trouverais plutôt à l'aise dans un uniforme, en dehors d'une scène de théâtre. Mais l'honnêteté intellectuelle m'oblige à reconnaître que cette tenue d'hiver, imposée par le règlement en ce mois de novembre, me plaisait carrément. Nettement plus que la tenue d'été, ce qui tombait bien. Ma taille mannequin s'accordait parfaitement avec les effets que l'on m'avait fournis, sauf le képi, magnifique avec son revêtement en velours violet, juste un peu trop serré, mais le magasin n'en possédait aucun capable de s'ajuster à la taille de ma grosse tête.
Fier comme Artaban, afin de correspondre dignement à l'image de l'officier de santé de l'armée que j'étais devenu, je rejoignis ma place, en première classe dans le train qui n'était pas encore un TGV. Je glissai dans le filet au-dessus de mon siège, la valise contenant mes vêtements civils et mon sac militaire rempli de pièces de rechange, d'un imperméable, de gilets et de pulls kakis, sans le revolver avec ses chargeurs, je m'assis confortablement tout en gardant sur les genoux ma sacoche de papiers personnels, de cartes de crédit, ainsi que le képi . Paré pour un long parcours peu rassurant vers l'inconnu, je fis mine, avec une royale indifférence savamment étudiée, de somnoler profondément sans remarquer les regards concupiscents et les sourires gourmands que m'adressaient ostensiblement mes deux voisines d'en face, aux yeux couleur besoin.
Une fois parvenu à destination, mon véritable travail de médecin psychiatre, qui durera dix mois, allait enfin commencer.
Habitué à l'auto dérision permanente, peu enclin à m'accorder une quelconque importance, je me retrouvai là, soudain doublement hyper considéré. Non pas en fonction de performances ou de qualités particulières, mais seulement parce que détenais le diplôme de médecin et le grade d'officier. Cela me fit tout drôle au début, mais je me suis néanmoins arrangé pour convaincre mon nouvel entourage que l'esprit de corps n'entrait pas dans mon système de valeurs. Pas plus en ce qui concernait le corps médical que le corps d'armée.
L'hôpital militaire de L. était bien entretenu et imposant. Plusieurs bâtiments se répartissaient sur une dizaine d'hectares. Celui consacré aux soins accueillait au sous-sol les labos et la radio et quatre services sur quatre étages. Au rez-de-chaussée la médecine, au premier la chirurgie, au second la neuro-psychiatrie et au dernier la gynéco-obstétrique, car bien sûr les femmes de gendarmes et de militaires d'active venaient accoucher ici.
Je fus donc nommé aspirant-médecin dans le service de neuro-psychiatrie. L'hôpital travaillait en étroite collaboration avec le CHU voisin et recevait régulièrement les externes de la faculté de Médecine, voisine également. Cependant, la fonction que j'allai y exercer n'avait rien à voir avec celle d'interne des hôpitaux publics.
C'est avec bienveillance et courtoisie que la surveillante-cheffe, dont j'ai oublié le grade, et le lieutenant-colonel, chef de service, m'ont accueilli. Ce dernier, proche de la retraite à quarante-cinq ans, m'avoua d'emblée :
- Ah ! Enfin je reçois pour la première fois un médecin qui a déjà plusieurs années d'expérience en psychiatrie. Vous m'en voyez ravi car je ne me sens vraiment compétent que pour la neurologie, la psychiatrie me casse les pieds et je compte bien m'appuyer sur vous pour recevoir tous ces gamins qui viennent ici en nombre, à chaque période d'incorporation, pour se faire réformer et qui racontent n'importe quoi.
- Merci beaucoup et j'espère ne pas vous décevoir.
Puis la surveillante me livra les indications nécessaires à mon installation :
- Vous ne serez pas tenu de porter l'uniforme tous les jours, seule la blouse blanche est obligatoire. Ce qui représentait pour moi un très bonne nouvelle.
- Vous logerez dans une piaule dans le bâtiment à côté où sont logés au rez-de-chaussée les médecins et les pharmaciens. Au premier les élèves infirmières et infirmières diplômées qui le souhaitent, et au second un groupe de jeunes lybiennes qu'il vaudra mieux éviter de côtoyer de trop près car kadhafi vous ferait passer un sale quart d'heure. De toute façon, il y a une adjudante dans la force de l'âge qui loge au premier et qui veille au grain.
- Entendu ! Je pense que je suis bien averti et que je vais rester plus que prudent.
- Et puisqu'on est sur le sujet, je vous informe que la blennorragie circule dans nos murs... et si cela par malheur vous arrivait je tiens la rovamycine à votre disposition.
- Merci de l'info.
- Vous êtes jeune et plutôt séduisant, vous serez probablement courtisé et le germe ne se voit pas sur la figure des filles un peu trop chaudes.
- Ok ! Je n'hésiterai pas à prendre un traitement préventif si nécessaire. Promis.
Ensuite, avec un petit sourire narquois, elle me conduisit à mon bureau et à mes dossiers.
- Tous les deux mois il y a une incorporation. Le service est plein, les quatre-vingt lits du service ouvert sont occupés, ainsi que bien souvent les dix lits du service fermé dans lesquels on soigne les psychoses délirantes, les dépressions graves, et ceux qui sont en cure de désintoxication éthylique. Les jeunes appelés restent au moins une semaine ici pour des examens systématiques de sang et des radios, car il importe de dépister chez eux d'éventuelles maladies. Vous pourrez confier au chef les cas neurologiques et demander des consultations en médecine et chirurgie si besoin. Vous aurez au moins un entretien avec tous les jeunes hospitalisés et devrez rédiger une observation psychiatrique complète qui fera office d'expertise auprès de la commission de réforme.
- Normalement la journée de travail commence à huit heures mais une tolérance vous permettra de venir à neuf heures. Et elle se terminera à dix-sept heures. Vous aurez tous vos week-ends et le lundi vous est accordé pour suivre votre troisième année de CES de psychiatrie à la faculté. Pour vos repas vous pouvez aller au mess des officiers qui se trouve à la caserne P. au centre ville.
Il y aura du pain sur la planche, me dis-je en moi-même. Mais le pire était à venir :
- Ah ! J'oubliais... Vous aurez également, environ une fois par mois et demi, une garde de nuit pour tout l'hôpital et pas seulement pour la neuro-psy.
Aïe ! Là c'était le coup de massue. Déjà que j'avais en sainte horreur les gardes en psy mais me coltiner les urgences médicales, chirurgicales et obstétricales, cela dépassait mon entendement. La surveillante comprit mon désarroi en voyant mon teint blafard.
- Ne vous inquiétez pas !... vous y arriverez ! et n'hésitez pas à téléphoner aux chefs des services, ils sont très disponibles et vous aideront à surmonter les obstacles.
Un peu rassuré en pensant qu'entre médecins appelés on pourrait aussi s’entraider en cas de difficultés, je me dirigeai vers ma piaule afin de me changer et de m'y installer au mieux.
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