Chapitre 81

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   Par la suite j'ai appris que certains sujets qui sont restés longtemps en position de numéro deux dans leur vie professionnelle ou personnelle, pouvaient avoir beaucoup de mal à assumer le rôle et les responsabilités de numéro un lorsque cette opportunité se présentait à eux. L'angoisse, le stress, les amenaient assez souvent à craquer avant d'occuper un poste pourtant convoité et attendu. Ainsi au début de ma carrière, en ce lieu si décrié, j'ai pu vivre des expériences enrichissantes et découvrir des situations cliniques que la faculté ne m'avait pas enseignées.


Quant à mes premiers entretiens avec les jeunes appelés du contingent, je les ai conduits avec une rigueur digne d'un interrogatoire auquel j'attribuai volontiers le qualificatif de policier, en appliquant point par point le protocole que nous avions concocté avec Aksel en préparant le concours de l'internat. Protocole que j'avais retenu sur le bout du pouce, permettant de réaliser des observations complètes et détaillées. De la science pour perfectionner un art.


Cette attitude, qui relevait plus de l'expertise médico-légale que du suivi psychothérapeutique, déroutait mes « clients ». Lesquels savaient déployer des trésors d'imagination pour me présenter un scénario qui, selon eux, ouvrirait la porte de sortie à leur enfer sous les drapeaux. Scénario qui se révélait en réalité huit fois sur dix totalement inopérant. Donc, après avoir entendu brièvement leur problématique, je les interrompais rapidement pour les interroger en suivant l'ordre de mon questionnaire, commençant par les grands-parents, parents et fratrie, leur travail, leurs relations... se poursuivant par leur petite enfance jusqu'à leur âge actuel, relevant ça et là, au passage, des éléments sur leurs antécédents somatiques et psychiatriques. Pour terminer enfin sur leur incapacité à envisager de rester tout une année au sein de l'Armée.


Rarement l'entretien parvenait à son terme. Généralement le jeune s'effondrait, se tenait la tête entre les mains et me déclarait :

- Docteur, je dois vous avouer que j'ai inventé certaines choses pour être démobilisé.

- OK ! Dis-moi lesquelles.

- Ben... ceci... cela...

- OK ! Mais tu vois ce ne sont malheureusement pas les plus pertinentes. Dans le reste de ce que tu m'as dit et qui est vrai, il y a largement de quoi obtenir ta réforme.

- Ah ! Vous le pensez vraiment ?

- Mais oui.

- Comment je peux vous croire, alors que vous faites partie de l'armée.

- Certes... mais je ne suis qu'un appelé, comme toi... et je pense que l'armée n'a pas envie que tu décompenses une maladie mentale, ou pire, que tu te suicides. Elle ne te gardera pas si je précise que les risques sont bien réels. Et je suis systématiquement prêt à le faire. Tu dois me faire confiance.

- Je vais essayer.

- Bon... reprenons ton anamnèse. Tu vois il se trouve que tu as connu ça et ça qui prouve ta fragilité psychologique. Je vais m'appuyer là-dessus pour argumenter ma proposition de réforme. Pas besoin de mentir, tout ce que je vais écrire pourra être vérifié sans problème. Il n'y aura pas de lézard. Il faut cependant que tu restes au moins une semaine ici. Tu peux téléphoner, recevoir des visites et t'occuper intelligemment, nouer des relations avec tes camarades hospitalisés... et pourquoi pas, draguer les infirmières.

- D'accord... je pense que je tiendrai le coup.


Le plus souvent cela suffisait à les rassurer et à supporter leur séjour hospitalier. Mais quelques hurluberlus se montraient parfois réfractaires et défiants à l'égard de mes propos. Ils tenaient dur comme fer à leur scénario et à leur comportement d'opposition. Je les recevais à nouveau et leur précisais qu'en agissant ainsi leur séjour serait prolongé, qu'ils pourraient même de se retrouver entravés dans le service fermé avec des piqûres dans les fesses, et que je ne pourrais rien faire pour eux. J'ajoutais que le chef m'avait déjà incité à utiliser ce moyen là pour les calmer. Ce qui les ramenait à la raison et leur permettait d'échapper à cette sinistre éventualité.


Assez rapidement la rumeur se répandit qu'en « neuro-psy » on réformait à tire-larigot. Des malades des autres services, pas assez malades cependant pour obtenir un retour à la vie civile, demandèrent alors des consultations avec nous et retrouvèrent pour la plupart leur liberté chérie.


Un jour, lors d'une période où je remplaçais notre colonel, je vis un patient nouvellement appelé, hospitalisé dans le service de médecine interne, enseignant les mathématiques dans une Faculté des Sciences, et d'autre part considéré comme un habile simulateur par ses soignants. Comme pour les autres, je rédigeai pour lui un certificat de réforme. Le lendemain le médecin colonel en charge de la médecine interne vint me trouver dans mon bureau, sans sa blouse blanche, avec ses galons et distinctions bien en évidence. Il coupa court à mon salut et me dit d'emblée d'une voix autoritaire :

- Il faut que vous changiez votre certificat.

- Pardon ?

- Oui... ce garçon de vingt-sept ans enseigne les maths en faculté... il se fout de nous... il est fort intelligent mais c'est un simulateur. Vous devez modifier votre certificat en ce sens.

- Je suis désolé... mais j'ai passé plus d'une heure trente en entretien avec lui... et je suis convaincu qu'il peut décompenser une dépression grave dans l'institution militaire. Quand bien même, en ce moment il simulerait ses troubles en exagérant sa fragilité, rien ne prouve qu'il ne se suicidera pas si sa manipulation n'atteignait pas le but recherché.

- Je ne le crois pas.

- C'est votre diagnostic et je le respecte. Comme il se trouve dans votre service, vous pouvez très bien contester mon certificat et le renvoyer dans son corps de troupes. Cela ne relève que de votre responsabilité. La mienne est de remplir consciencieusement la mission que l'Armée m'a confiée.


L'officier supérieur me quitta sans un au-revoir, mais néanmoins pensif et circonspect. J'ai su peu après que le prof de fac avait été libéré de ses obligations militaires.


Une autre anecdote marquante qui nous posa quelques problèmes, concernait un moine que nous avons reçu dans un état psychologique assez pitoyable. Malgré cela, il voulait à tout prix accomplir son service militaire. Sa dépression fit l'objet d'une polémique entre le chef de son régiment, un colonel féru de philosophie et le prieur de son monastère. Leurs échanges de courrier valaient leur pesant d'or et d'érudition. Notre chef pensait que les deux argumentaires tenaient la route et ne savait pas trop quoi penser. Il me demanda de recevoir le moine avec un maximum de perspicacité en m'affirmant qu'il se rallierait à mon arbitrage. En fait il savait fort bien de quel côté je ferai pencher la balance, mais je crois qu'il avait surtout besoin de matériel conséquent pour réussir à convaincre son frère d'armes, dont les connaissances intellectuelles le complexaient carrément. Matériel que je lui offris sur un plateau et le moine est retourné, à son corps défendant, se consacrer à Dieu dans son monastère.


Il nous est arrivé, très rarement il est vrai, de voir revenir des hommes réformés pour des raisons psychologiques, désireux de faire annuler la décision dans l'espoir de trouver plus facilement un travail en tant que fonctionnaires de l’État. Mais nous ne pouvions pas les satisfaire.


Le plus surprenant, c'est que je suis devenu ami avec un sursitaire plus que mal en point dans son uniforme de soldat de deuxième classe, hospitalisé pour un état vaguement confusionnel. Il habitait dans la ville même où nous nous trouvions. Il m'avoua quelque temps plus tard après avoir été libéré, au cours d'un moment de détente enjoué dans les cafés huppés du centre-ville que nous fréquentions assidûment :

- tu sais... le coup de fil que tu as reçu de mon père, terriblement inquiet de me savoir hospitalisé, et bien c'était moi... je t'ai appelé de la cabine dans le hall de l'hôpital en me faisant passer pour lui.


Le filou ! Il était farceur et bon vivant, nous nous sommes bien divertis ensemble. Je me souviens notamment d'une virée mémorable à Monte Carlo avec deux nanas appartenant à son cercle d'amis, deux nanas accortes et plus que sympathiques.


Il ne me reste plus qu'à dire un mot sur mon intéressant périple au sein de l'Armée, c'est à propos des gardes. On peut conclure qu'en ce domaine je m'en suis plutôt bien tiré. Sauf lorsque la femme enceinte d'un gendarme est venue dans nos murs avec des métrorragies faisant suspecter un placenta praevia. Je demandai à son mari pourquoi elle n'allait pas au CHU, il me répondit sèchement qu'en tant qu'épouse de militaire elle devait être soignée et accoucher dans un hôpital militaire. Je n'en menais pas large. Sans trop hésiter j'appelai, au beau milieu de la nuit, le chef du service de gynéco-obstétrique qui fut très aimable et me livra quelques conseils éclairés, en ajoutant que je ne devais pas hésiter à l'appeler si l'hémorragie perdurait. J'ai suivi ses conseils à la lettre, la patiente a survécu. Et moi aussi.

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