15- Le dernier voyageur
Cette histoire commence il y a bien longtemps, quatre cents ans… Les bulles se refermèrent sur les Bullites et leurs esclaves et, tout ce que l’humanité comptait de parias, de fuyards, de bandits, de laissés pour compte, de prisonniers enfin libres, mais aussi d’idéalistes, de rêveurs, d’aventuriers, d’artistes et de fous, échoua à leurs pieds. On raconte que, pendant quelques jours, l’Humanité se tut. Un silence comme on n’en avait jamais connu. Aucun son ne parvenait de l’intérieur des gigantesques dômes, si ce n’est la vibration ténue de leur enveloppe. Au dehors, la vie s’était en apparence arrêter. Pourtant, si l’on se penchait avec attention sur ce monde éteint, alors apparaissaient des silhouettes fantomatiques circulant discrètement à l'ombre des grands bâtiments. Ces milliers d’êtres humains attendaient, peinant à croire au départ définitif de ceux qui étaient jusqu’à hier, les maîtres du monde. Petit à petit, ils prirent confiance, certains hardiment se déplaçèrent en pleine lumière puis on entendit à nouveau résonner leur voix.
Au cinquième jour, un cri retentit quelque part dans Paris et rebondit sur ses toits et ses murs. D’autres lui répondirent pour former une clameur immense et sauvage qui ouvrit le temps bref mais intense des Grandes Explosions.
Celles-ci s’étalèrent sur quelques semaines tout au plus. Quand les hommes et les femmes du Dehors réalisèrent qu’ils étaient seuls et qu’on leur avait laissé les clefs de ce monde à l’abandon, ils firent le rêve fou qu’ils étaient libres. Alors ils explosèrent. De toutes les façons possibles : des joies immenses, des fêtes à faire trembler l’écorce terrestre, mais aussi des flambées de violence sauvage, des épopées folles et meurtrières au volant d’engins se déplaçant plus vite que le vent… Les Grandes Explosions sont parées de mille visages contés dans d’autres légendes.
Après cette folle transe, advint le Déclin : les ressources se raréfièrent, certaines disparurent définitivement. Les humains émergèrent dans la douleur de leurs rêves fous de liberté. Avant d’être libres, il fallait survivre et ils n’avaient aucune idée de comment s’y prendre. Les gens effrayés et perdus se regroupèrent aux abords des Bulles, dans les villes désertées dont le décor familier les rassurait. Des communautés humaines se formèrent dans l’espoir de survivre ensemble. Et, comme par hasard, un jour, les Bullites revinrent proposant des denrées essentielles en échange de vies de labeur... dans les Bulles. Ainsi, dans ces petits îlots d’humains repliés sur eux-même, rêver de liberté redevint un luxe, une folie.
Pourtant, une minuscule flamme vive subsista, entretenue par l'écho des aventures de cette petite poignée d’individus que l’on nomme les Voyageurs. En effet, durant ces centaines d’années qui nous mènent jusqu’à aujourd’hui, il y eut toujours des intrépides pour se lancer dans de longs périples à l’assaut de l’inconnu.
Beaucoup disparurent à jamais dans les no man's land de plus en plus sauvages à mesure que le temps passait et que la nature reprenait ses droits.
Pourtant quelques-uns survécurent assez longtemps pour retrouver d’autres communautés humaines et y laisser le souvenir de leur vie tumultueuse d'arpenteurs de monde.
Ainsi s’ouvrit le grand livre des légendes des Voyageurs. Leurs aventures sont depuis toujours contées aux enfants ou pour les plus épiques, entre amis autour d’un verre. Le dernier voyageur célèbre s’appelait Danse, tout le monde connait son histoire folle. Hélas, depuis des dizaines peut-être même une centaine d'années, plus aucune histoire de Voyageur n'est apparue. Le désir ardent de découverte et d'aventure de l'humanité agonisait.
Il y a quelques mois à la grande joie de tous, le livre s’est rouvert sur un nouveau chapitre.
Celui-ci commence loin à l’Est, dans les contrées jouxtant Bulle 1, que l’on nomme les Landër. Là-bas, comme ici, des communautés d’hommes et de femmes luttent pour survivre dans un environnement hostile. L’une d’elle se nomme « Hinter Sea » du nom du territoire qu’elle occupe depuis des centaines d’années dit-t-on …
Cette communauté est composée de quelques centaines d’âmes dont une petite fille, nommée Sélène, cela signifie « fille de la lune ». Cela lui va comme un gant. Sélène rêve en permanence, même les yeux ouverts. Elle dessine de grandes aventures et de grandes épopées solitaires, remplies de combats épiques et victorieux contre les prédateurs féroces peuplant les forêts avoisinantes.
Ce jour-là, elle les mimait avec conviction à sa meilleure amie quand le beau Orion passa devant elle et s’arrêta l’écouter. Elle était amoureuse de ce grand garçon au nom pleins d’étoiles alors elle en rajouta, notre petite Sélène. Elle donna tout ce qu’elle avait pour l’éblouir. Hélas, à la fin de son récit qui disait qu’elle revenait, en fière guerrière auréolée de gloire, à Hinter Sea, il rit au lieu d’applaudir. Blessée, elle serra ses petits poings et demanda la raison de son hilarité. Il répondit, moqueur comme savent l’être les adolescents, que c’était un bien joli conte mais que cela n’arriverait jamais. Comment elle, Sélène, si frêle, si maladroite, si étourdie pourrait-elle devenir une chasseuse et une guerrière émérite ? Il conclut en disant qu’il espèrait qu’en grandissant elle saurait choisir des rêves à sa mesure. Tandis qu’il s’éloignait, la petite Sélène, le cœur brisé, s’enfuit.
Au crépuscule, personne ne l’avait revue
Ses parents lancèrent des appels d’abord teintés de colère puis, au fur et à mesure que la nuit avançait, de plus en plus inquiets. Le lendemain, on organisa un groupe de recherche mais le soir venu, il revint bredouille. Il en fut ainsi quatre jours durant. Le cinquième jour, tous pensaient que tout espoir de retrouver l’enfant était vain, tous, sauf ses parents. Sa mère, animée d’un espoir sans faille comme seul l’amour inconditionnel peut donner, s’était postée à la lisière du village donnant vue sur la forêt qu’elle savait si fascinante pour sa fille. Assise là depuis l’aube, elle scruta sans relâche les alentours. Le soleil entamait sa lente descente lorsqu’elle aperçut une silhouette sortir des bois. Hélas, même de loin, elle sut que ce n’était pas sa fille. La main en visière, elle entreprit d’identifier l’homme qui approchait. Quelques secondes plus tard, elle sortit son sifflet, celui que tous les membres de la communauté ont dans la poche, et souffla trois coups brefs et aigus pour signaler l’approche d’un étranger. Plus elle le distinguait, plus elle trouvait cet étranger très étrange…
L’étranger était grand. Ses vêtements semblaient de cuir tanné. Un pantalon qui lui arrivait à mi- mollet était ceint d’une large bande maintenant un étui sur chacune de ses hanches.. En dépassaient deux longues lames de couteaux. Son torse nu était caché d’un côté par son bras maintenant un bâton sur son épaule, auquel était accroché du petit gibier, de l’autre par ce qui semblait être un paquet de tissu, un sac peut-être. Au milieu, brillait un pendentif adamantin de forme singulière, un papillon. Alors que les hommes de Hinter Sea accouraient pour accueillir ou affronter le nouvel arrivant, il était assez proche pour qu’elle puisse observer les traits de son visage, un teint de couleur caramel, des yeux d’un bleu intense et une chevelure dense et brune. Soudain, la femme hurla, ce n’était pas un sac dans les bras de l’étranger, c’était sa fille. Inerte !
Alors qu’elle s’élançait comme une furie pour la lui arracher, elle fut maîtrisée par un de ses compatriotes qui lui mettant la main sur la bouche, la sommait de se calmer. L’étranger avait fait halte à quelques mètres. Son attitude vigile et son regard vif communiquaient son état de tension.
Le père de Sélène s’avança et dit d’un ton qu’il voulait mesuré et ferme.
- Bonjour étranger ! C’est ma fille que tu tiens là !
L’étranger tourna vers l’homme un visage impénétrable.
- Elle m’a donné le prénom de son père ! Comment t'appelles-tu ?
L'homme lui affirma se prénommer Thomas. L’étranger l’étudia attentivement puis reporta son attention sur la petite fille. Doucement, il la réveilla et lui annonça qu’elle était rentrée chez elle. Elle ouvrit des yeux tout chiffonnés de sommeil. Sa mère poussa un cri étranglé. Sélène reconnut sa voix et se tourna dans sa direction. Un joyeux « maman » jaillit de ses lèvres. L’étranger la déposa à terre et elle courut se nicher dans les bras ouverts qui l’attendaient. Leur étreinte suspendit le temps. Quand celui-ci reprit sa course, son père qui s'était rapproché, lui demanda à l’oreille si elle allait bien, si l’étranger l’avait bien traitée. La petite Sélène ouvrit deux grands yeux étonnés et s’écria.
- Noway ? Il est super gentil, papa ! Et il est super fort ! Il s’est battu contre des loups pour me sauver ! Il s’est même fait mordre ! Après, il m’a porté, il m’a donné à manger et il m’a promis de m’aider à rentrer chez moi !
Voilà comment s’ouvrit à nouveau notre grand livre des légendes et aventures des Voyageurs, avec pour nouveau héros : Noway.
Depuis, mille et unes anecdotes viennent régulièrement le compléter. On dit qu’il est grand, qu’il est fort, qu’il est beau. Enfin, surtout les jeunes filles. Elles rajoutent, avec moults exemples, qu’il a l’instinct des justiciers, repérant d'un seul coup d'oeil les êtres retors et ne leur laissant aucune chance. C'est un guerrier sans aucun doute mais il est aussi généreux et courageux.
Par exemple, la dernière histoire concernant notre héros raconte qu’il quitta Hinter Sea accompagné d’un membre du Clan. Celui-ci se cassa les deux jambes à mi-parcours. Heureusement, notre héros trouva la force de parcourir l’autre moitié du chemin et de rallier B2 en portant ce pauvre homme sur son dos. D'ailleurs, c’est sûrement grâce à ce rescapé que nous est arrivé l’écho de l’histoire de Noway. Elle garde de nombreuses zones d’ombre, mais s’étoffe de jour en jour.
Ce dont on est sûr aujourd’hui, c’est qu’à Hinter Sea comme dans tous les lieux où il a séjourné, Il a partagé les connaissances acquises lors de ses voyages. Les plus précieuses sont liées à l’orientation et à la cartographie. Noway sait se repérer à l’aide des groupes d’étoiles dans le ciel que l’on nomme constellations. Elles ont des formes particulières associées à des noms fabuleux : la Grande ourse, la Petite, Pégase le Cheval ailé, Cassiopée… Il a également commencé à cartographier notre continent depuis une halte dans une communauté survivant dans le no-mans land entre le quatrième et le cinquième consortium. Ainsi, Noway possédait une carte de notre continent sur laquelle il notait le chemin parcouru et tous les détails importants de son voyage. Il l'a montrée, expliqué où il l’avait trouvé, et permis qu’on retranscrive ses indications…
Ainsi, il a rouvert la porte des Voyages. À sa suite, armés de cartes, de nouveaux esprits aventureux ont quitté leur territoire et ont réussi à rallier d’autres Bulles. Nous avons enfin des nouvelles de nos frères d’infortune disséminés tout autour de la première ceinture !
Puissent ces liens perdurer et se consolider !
Voilà l’histoire que Saul avait raconté à Noway autour d’un verre de Synthétic Beer, l’autre soir. Une légende, la sienne. Elle n’aurait pas parlé de lui, il l’aurait trouvé jolie cette épopée. Il l’avait retranscrite sur son Pad aussi fidèlement que possible, Saul était un excellent conteur.
Depuis, le jeune homme se sentait comme un usurpateur, un faussaire. Il n’était qu'un HC parmi tant d’autres, bringuebalé comme un animal d’une maîtresse à l’autre.
Maya l’avait confiée à Alka. Celle-ci l’avait désignée comme son chien de garde pour pouvoir l’emmener dans ses valises pour sa nouvelle mission. Il découvrait, avec horreur, les usines de travail des humains de seconde zone.
Aujourd’hui, il avait vu une femme détruite après avoir été agressée et violée, il avait vu Alka devenir pâle comme la lune avant de redevenir la froide Bullite qu’elle était programmée à rester.
Effie oublierait, Alka aussi. Pas lui.
Il n’y avait pas de place pour les légendes sous Bulle. MAGIE y avait veillé.
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