Chapitre 13 : G0

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Noway emboîta le pas d'Hélio qui prenait la direction du centre de Bulle.

— Je pensais que nous allions dans un lieu de divertissement, l'interpella-t-il, étonné. Nous sommes dans le quart des loisirs, pourquoi nous en éloignons-nous ?

Tout en continuant, Hélio le fixa quelques secondes de ses yeux rêveurs, puis il se mit à rire. Noway resta sérieux, il voulait une explication. Alors le garçon reprit son sérieux.

— Ici, c’est le quart des loisirs, autorisés et conçus par et pour les Bullites… Excepté les salles de sport dédiées, aucun lieu ne nous est accessible sans la présence de notre responsable légal. Je pensais que tu le savais.

— Maintenant je le sais, rétorqua le guerrier un peu vexé. Ça ne m’indique toujours pas où nous allons.

— Relax, mec ! Nous allons sur l’avenue des Merveilles. Tu verras, c’est cool.

— En effet, l’avenue des Merveilles, ça sonne bien.

— Ouais, enfin, t’emballe pas trop quand même. C’est un peu ironique…

Quand enfin ils s’engagèrent dans l’avenue des Merveilles, tout le sarcasme de l’appellation lui sauta à la figure. C’était une ruelle encastrée entre de froids bâtiments gris, tout en angles sévères. Ceux qu’ils croisaient dessinaient des ombres anonymes et indistinctes. L’obscurité était faiblement combattue par une enfilade de petites enseignes lumineuses aux clignotements anarchiques, donnant à voir des noms ubuesques : « ex hop », « fé des aces », « Lupna », « Le recon », « Le temple de l’impudr ». Noway, en découvrant, les dessins à demi-effacés d’hommes et de femmes dénudées dans des poses suggestives, n’eut pas de mal à comprendre à quoi était dédié ces établissements. Il fut un peu plus sur ses gardes mais continua aux côtés d’Hélio sans en dire mots.

Quelques instants plus tard, ils s’arrêtèrent devant une enseigne qui avait misé sur le minimalisme. Au moins, toutes les ampoules fonctionnaient. Hélio se tourna vers moi, ravi.

— Tadam ! On y est, bienvenu au G 0 !

Il me désigna une pancarte à l'entrée.

  • Tu as vu ! Il y a même des écritures… Personne n’y comprend rien mais Saul y tient.
  • À lire avant de passer la porte, lut Noway à haute voix. Prière de laisser la gravité du monde sur le trottoir avant d’entrer. Merci de déposer vos valises et vos idées noires dans le caniveau. Avec un peu de chance, elles exploreront un jour les fonds marins ! Ceci fait, vous êtes bienvenu ! Entrez !

Hélio le dévisageait, l’air éberlué.

  • Tu sais lire ! C’est sûr… Saul va t’adorer ! s’exclama le garçon avant de pousser la porte.

Ainsi, Noway entra dans ce lieu si fabuleux aux yeux d'Hélio.

Tout ce qu’il découvrit, c’était une petite salle enfumée, meublée de brics et de brocs : un capharnaüm organisé. C'était presque un acte de sédition de tenir un lieu pareil à l'intérieur d'un endroit aussi formaté et monolithique qu’une Bulle. Le maître des lieux, l’homme le plus gros que Noway ait jamais vu, trônait derrière un bar assez costaud pour soutenir ses deux monstrueux avant-bras. Noway supposa qu’il avait devant lui, le fameux Saul que tout le monde était censé adorer. Ce dernier les regarda entrer avec un sourire paisible. Son visage poupon était éclairé par le rouge de ses joues rebondies et deux yeux verts pétillants de malice. Sous ses airs affables, son regard direct et lumineux s’avéra difficile à soutenir. Les yeux de Noway glissèrent sur son crâne lisse et luisant pour venir se poser sur le plafond. Ils étaient surplombés par un assemblage de plaques de métal rouillé qui ne tenait que grâce à des alignements hétéroclite et hasardeux de vis de toutes tailles.

Noway se sentit très vite mal à l’aise, sans pouvoir se l’expliquer. Les sens en alerte, il nota alors que l’attitude et la démarche d’Hélio transpiraient désormais la fébrilité. Bon nombre de conversations s’étaient tues depuis leur arrivée : ne lui parvenait maintenant que des chuchotements dont le sens restait inaccessible. L’ambiance se révélait loin d’être aussi chaleureuse que ce qu’Hélio lui avait laissé entendre. Il avait imaginé un lieu au brouhaha vivant, ponctué d’éclats de voix sonores et coloré de rires en cascade, comme nos réunions festives autour du feu, pas un sinistre coupe-gorge.

Malgré tout, il avança jusqu’au comptoir, dans le sillage d’Hélio. Comme lui, il se cala sur un tabouret bancal aux longues jambes. Tandis qu’il saluait le patron, il risqua un coup d’œil à la salle. Pour s’asseoir, on trouvait un assemblage dépareillé d'objets récupérés : fauteuils d’Aero jet, vieux bancs inoxydables, mais très inconfortables, des formes moussues si trouées que ceux qui étaient assis dessus avaient l’air d’être installés à même le sol... De petits groupes, uniquement des hommes, discutaient autour de tables rafistolées dont l’équilibre tenait du miracle.

Alors qu’en son for intérieur, Noway se demandait si c’était une si bonne idée que ça d’être venu dans cet endroit, Saul l’interpella de sa voix de baryton.

— Bonsoir, je suis Saul, le propriétaire des lieux. Bienvenue…

— Noway, compléta-t-il en lui tendant la main, heureux de faire votre connaissance. Hélio ne tarit pas d’éloges à votre sujet !

— Noway, dis-tu ? Intéressant, peu ordinaire comme prénom.

Derrière eux, une voix grave appela Hélio.

— Hé, Hélio ! Alors, tu viens pas saluer tes vieux copains ?

Celui-ci se leva, esquissa un sourire grimaçant en affirmant qu’il n’en avait pas pour longtemps. Noway acquiesça et retourna vers Saul.

— Oui, je sais, c’est pas courant.

Le sourire du gros bonhomme s’élargit avant qu’il ne déclare d’un ton amusé.

— Oh, je n’ai pas dit que je ne connaissais pas ! Tout le monde l’a au moins entendu une fois ces derniers mois. Je dis juste que c’est une idée étrange que de vouloir se faire prénommer ainsi. Mais chacun fait ce qu'il veut.

Alors que Noway cherchait vainement quoi répliquer à cette étrange réflexion, un éclat de voix attira son attention.

— Allez ! Reste ! Qu’est-ce qu’il a de plus que nous, ton nouveau copain ? s’exclama l’homme qui avait hélé Hélio, un instant plus tôt.

— C’est bon, laisse tomber, répliqua le jeune homme qui se leva en évitant de croiser son regard.

Visiblement, son interlocuteur n’en avait pas l’intention. Il saisit le bras d’Hélio et le força à se rasseoir.

— C’est vrai, quoi ! continua-t-il, tu pourrais au moins nous le présenter ! Il a bien un p’tit nom.

Les autres approuvèrent de la tête en ricanant. Hélio, dans un souffle, sembla répondre. L’autre, surpris, le somma de répéter. Le jeune homme s’exécuta. Alors, son ami tapa du plat de la main sur la table avant de laisser éclater un grand rire tonitruant.

— Et t’as gobé ça ? T’es vraiment impayable, gamin ! se moqua-t-il d’un ton condescendant, en lui tapotant la joue d’un geste rude.

Le chétif garçon se redressa à nouveau pour essayer d’échapper à la poigne de fer du bonhomme. Il élèva le ton, tentant de raffermir sa voix.

— Tu penses ce que tu veux ! Moi, je sais que c’est lui !

Alors qu’il persistait à vouloir échapper à l’emprise de l’homme hilare, ce dernier l’entoura cette fois de son bras musclé, d’une étreinte faussement paternelle.

— Ce que tu peux être naïf ! Heureusement que je suis là !

Puis il se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.

Hélio sursauta en esquissant un geste pour se protéger. Il avait l’air terrorisé. Puis son corps s’affaissa, son visage s’assombrit, son regard ne reflèta plus aucune émotion.

Noway en avait bien assez vu. Son radar à emmerdeurs, comme disait Léo, sonnait l'alerte. L'exaspération le gagna. Hélio, ce jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, s’était battu toute sa vie, de toutes ses forces pour survivre, il fallait, en plus, qu’il se coltine ce rustre. Le guerrier ne supportait pas ce genre de brutes mal dégrossies et tyranniques.

Presque heureux de pouvoir laisser cours à la colère qui le rongeait depuis qu’il était entré dans cette bulle infernale, il se leva. En trois enjambées, Il était à leur table. Tandis qu’Hélio, l’air paniqué, lui faisait non de la tête, il s’adressa à son bourreau.

— Salut, puis-je me joindre à vous ?

Beaucoup moins jovial, ce dernier le questionna sèchement.

— On n’a pas été présentés. À qui ai-je l’honneur ?

— Noway, Et toi ?

— Sans blague… moi, c’est Yann ! Mais, tu vois, il n’y a plus de chaises, répondit-il en installant, goguenard, ses jambes sur le dernier siège libre.

Son voisin immédiat éclata d’un rire gras et stupide. Il était assis sur un tabouret. Profitant de sa distraction, le jeune homme pivota pour le projeter en arrière. Il s’étala lamentablement par terre. Noway saisit nonchalamment le tabouret par un pied et revint à Yann.

— J’en ai une maintenant !

— Tu te prends pour qui ? s’écria Yann en se levant pour le bousculer. Tu crois qu’il suffit de te pointer la bouche en cœur prétendant t’appeler Noway et que tout le monde va te faire des jolies courbettes ?

— C’est bon, Yann, arrête, tenta d’intervenir Hélio, en le retenant par le bras. Noway et moi, on va aller au comptoir et…

— Non, toi tu restes ici et lui, Noway ou pas, il dégage, s’énerva l’homme rouge de colère, en repoussant brutalement Hélio qui tomba à la renverse, sa tête heurtant avec fracas la table au passage.

Un cri de douleur lui échappa alors qu’il portait la main à son arcade dont cascadait du sang.

— Tu vas laisser ce garçon tranquille ! cracha Noway furieux au moment où Yann se tournait à nouveau vers lui.

Il lui balança le tabouret dans la figure. L’autre para le coup de ses avants bras repliés. Le tabouret ne résista pas à l’impact. Il vola en éclats.

Yann était aussi grand que Noway, plutôt bien bâti avec un torse en V, des bras et des épaules aux muscles bien dessinés surmontés d’un visage carré aux traits tordus par la colère. ·

— Je vais te massacrer ! cracha-t-il les dents serrés.

Noway lui sourit (un truc d’Ash : tout ce qui distrayait, surprenait l’adversaire était une arme. Cela incluait la courtoisie, l’amabilité et les blagues débiles…) et ne répondit rien. Comme prévu, Yann lui lança un regard d’incompréhension qui se mua rapidement en énervement. Il lui fonça droit dessus comme un buffle idiot. Noway esquiva sans mal ses premiers coups de poings. Il tournait autour de son adversaire qui essayait, sans succès, de le toucher.

Yann le traita de lâche, le couvrit d’injures et l’enjoignit de se battre comme un homme. Noway lui sourit à nouveau. Son adversaire hurla. C’est ça, qu’il se fatigue, pensa Noway.

La question était de savoir à quel point il fallait faire mal à cet abruti pour qu’il cesse de s’en prendre à Hélio et sans s’attirer d’ennuis.

Yann finit par s’immobiliser pour prendre à témoin les spectateurs.

— Regardez-moi ça ! Monsieur prétend être le grand Noway, il me provoque, pour ensuite passer son temps à s’échapper comme une vierge effarouchée !

Quelques rires timides lui répondirent.

— C’est bon, puisque tu tiens à prendre une leçon, tu vas l’avoir, annonça Noway assez fort pour que tout le monde l’entende.

Alors que le jeune homme s’élançait, Yann ne changea pas de stratégie. Il tenta de l’atteindre au visage via une combinaison d’uppercuts du droit et de crochets du gauche. Bien décidé à en finir rapidement avec cette brute épaisse, Noway évita le premier coup et choisit d’encaisser le second pour le prendre de vitesse.

Il réussit dès sa première tentative et profita de son élan pour l’emmener au sol en exécutant une clef au bras. Yann se retrouva à genoux. Loin de s'avouer vaincu, il se débattit pour se relever. En vain. Noway appuya alors sur le point vital situé sur la face interne du poignet. Yann cria sa souffrance avant de tomber à plat ventre. Sans pitié, Noway posa un pied sur sa colonne vertébrale. Il se pencha vers l’homme à terre pour lui murmurer au creux de l’oreille.

— Tu vas me promettre de laisser le gamin tranquille.

— Je vois pas de quoi tu par… Ah ! tenta-t-il d’opposer en grimaçant.

Noway accentua le point de pression et la torsion de son bras.

— Tu veux que je te casse le bras ?

Son adversaire secoua la tête en gémissant.

— Donc, je disais : tu vas le laisser tranquille. Tout le temps sinon… Tu connais la chanson, je suppose.

— Oui, c’est bon ! Me casse pas le bras !

— Je n’ai pas fini ! Évite de trouver d’autres souffre-douleur : ça pourrait m’agacer. Enfin, ne pense même pas à m’attendre dans un coin sombre avec deux-trois copains, je ne pourrais pas résister à l’envie irrépressible de tous vous humilier !

— Putain, mais t’es un malade ?

Pour toute réponse, Noway pressa son genou sur sa nuque.

— C'est entendu, je te le promets ! Parole d’homme libre !

Noway leva les yeux aux ciel. Personne n’était libre sous Bulle mais il avait bon espoir que ce pauvre type laisse Hélio tranquille. Quant à lui, il surveillerait ses arrières.

Il permit à Yann de se relever tout en maintenant son emprise sur son bras. Puis, il chercha le maître des lieux bien silencieux depuis le début de l’altercation. Derrière son comptoir, Saul affichait toujours son sourire inoxydable tout en indiquant la sortie du doigt. Sa voix vibrante fut sans appel.

— Mets-moi ça dehors, s’il te plaît.

En plein accord avec cette décision, Noway exécuta sa demande et garda la porte ouverte jusqu'à que toute sa petite cour ait débarrassé le plancher. La porte refermée, il retourna s’asseoir au comptoir où se trouvait déjà Hélio, les yeux écarquillés, une compresse imbibée de sang fixée au-dessus de l’oeil mais, tout sourire. Noway arriva juste à temps pour entendre Saul lui dire, d’un air conspirateur.

— Je crois bien que tu as raison, petit. C’est peut-être bien le « Noway ».

Il prit place bruyamment à côté d’eux et les gratifia d’un regard furibond.

  • Ca va, toi ? s’enquit-il, en désignant la blessure d’Hélio du menton.
  • Oui, c’est pas très profond. Ca saigne déjà plus. Je vais vite guérir.

— Tant mieux. Maintenant que c’est réglé, est-ce que l’un de vous deux veut bien m’expliquer ce discours délirant autour de mon prénom ?

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