5 et 6 décembre : La Saint-Nicolas
Le ciel noir de Bruxelles se recouvre petit à petit de cristaux blancs qui dansent en se dirigeant vers le sol sous l’effet de la gravité. Ils s'écrasent ensuite sur les lampadaires, les routes, et même les trottoirs. La ville paraît endormie. Les vieux immeubles qui bordent la rue Washington semblent assoupis. La neige a-t-elle cru qu’elle échapperait à tout le monde ? Mia sourit en remettant son cardigan blanc en place sur ses épaules. Elle hume la fumée de sa tisane à la noisette. Elle mesure la température de celle-ci en posant ses lèvres sur le bord de la tasse en céramique. Ses trente-sept ans passés ne l’empêchent pas de rêver, loin de là. Elle se met à questionner les flocons dans sa tête : « Vous avez vraiment cru que vous pourriez tomber sans vous faire voir par les jeunes parents en ce soir de la Saint-Nicolas ? », pense-t-elle avec malice.
Quand elle était enfant, le soir du cinq au six décembre, ses parents l’envoyaient au lit tôt afin qu’elle ne surprenne pas Saint-Nicolas border la cheminée de cadeaux, de mandarines et de spéculoos. Mia réprime un petit rire à la fois nerveux et amusé à cette pensée. Elle sait désormais que, si elle avait bravé l’interdit des adultes, et qu’elle s’était hissée sur la pointe de ses petits petons pour se faufiler jusqu’au salon, elle aurait assisté à un spectacle aussi traumatisant que drôle. Une fois Mia devenue adulte, sa mère ne se priva pas de lui raconter toutes sortes d’anecdotes au sujet de cette fête. Par exemple, Mia laissait toujours du sucre pour l’âne de son Saint, ainsi que du lait et du vin pour ce dernier. Bien entendu, Saint-Nicolas n’existant pas, ce sont les grandes personnes présentes qui devaient s’y coller. Leur taux de glycémie et d’alcool dans le sang avait dû exploser tous les records. Un soir, la mère de Mia, complètement zat, comme la principale intéressée aime à le dire en brusseleir, fonça dans la cheminée et le sapin. Bien que Mia n’eût jamais cru en le Père Noël, sa famille célébra cette fête chaque année. Le jour où Nicole perdit l’équilibre et se rattrapa aux pauvres branches de l’arbre, quelques boules en verre tombèrent sur le sol et éclatèrent. Elle craignit que sa fille ne se réveillât, mais ce ne fut heureusement pas le cas.
Mia sourit en espérant pouvoir recréer ces moments de complicité avec Gwendoline, sa propre fille, aujourd’hui âgée de six ans. La jeune femme adore cette fête car, non seulement elle lui rappelle des souvenirs heureux de son enfance mais, en plus, elle lui permit d’échanger de bons gros éclats de rire avec sa mère une petite vingtaine d’années plus tard. Ses trente-sept balais ne l’empêchent pas non plus de tremper un spéculoos à l’effigie de Saint-Nicolas dans sa tisane. Elle ne l’a pas sucrée, faisant attention à sa ligne, mais jamais elle ne se refusera cette spécialité belge en cette période.
— Tu ne vas pas te coucher ? lui demande une voix à la fois douce et masculine dans son dos.
Mia pivote à moitié et adresse un magnifique sourire à son mari. Celui-ci la prend dans ses bras et pose son menton sur l’épaule chaude de sa chère et tendre. Ils admirent tous les deux le ballet glacé qui se déroule derrière la vitre, à l’abri, bien au chaud. Quelques bougies les éclairent mais ils profitent de cette obscurité apaisante. Quelques lampadaires orange éclairent la rue déserte. Mia imagine Saint-Nicolas et son âne la fouler demain matin. Peut-être que le Père Fouettard sera également de la partie.
— Non, je regarde la neige tomber. C’est si beau. J’ai eu une belle enfance mais je suis heureuse de l’avoir quittée, d’être devenue une adulte, pour en offrir une à ma fille à mon tour. Du moins je l’espère.
— Tu y arrives très bien.
— Toi aussi. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi mon amour.
— Tu y arriverais très bien toute seule, lui assure Philippe.
— Toi aussi, tu y arriverais très bien tout seul. Mais c’est mieux à deux. Du moins pour nous ! C’est notre recette.
— Elle fonctionne si bien, c’est vrai, confirme le jeune homme en frottant sa barbe contre le cou de Mia qui rit en se grattant au même endroit.
— Arrête, tu sais très bien que je suis chatouilleuse !
Philippe serre Mia encore plus fort contre son torse, la rendant prisonnière. Elle se met à se débattre en riant.
— On va finir par réveiller Gwen, s’inquiète Mia.
Philippe arrête de la taquiner et lui fait faire une jolie pirouette. Elle lui fait à présent face. Il s’autorise quelques instants afin de savourer cette jolie vision de la femme de sa vie devant un ciel digne d’une carte postale. Le visage de son épouse est sculpté par les jeux d’ombres et de lumières. Il la trouve resplendissante, même dans son pyjama dont le legging rouge est rempli d’impressions de bonhommes de pain d’épice. Ses cheveux blond cendré ébouriffés ne sont retenus que par une épaisse pince crocodile noire. Il défait sa coiffure et observe cette cascade dorée dévaler ce corps qu’il a déjà tant vu, mais qu’il aime chaque jour un peu plus. Il caresse ses clavicules en partie dénudées.
— Je t’aime, Mia, souffle-t-il dans un murmure.
— Et moi plus encore !
— Dans ce cas, je t’aime encore plus !
La même pensée traverse les deux amoureux au même instant. Chacun plonge son regard lumineux dans celui de l’autre. Leur amour a certes évolué, mais les bases de celui-ci sont toujours intactes. Elles se sont même solidifiées davantage. Ils auraient pu avoir cette petite conversation badine dix ans auparavant, lors de leur rencontre. Ils sont à la fois les mêmes et changés, à la fois par la vie et par leur partenaire. Pour rien au monde ils ne reviendraient en arrière.
Philippe presse les épaules de Mia et pose tendrement ses lèvres chaudes sur les siennes. Mia entoure la taille de son mari de ses bras. Il la fait reculer et, devinant ses intentions, elle se laisse doucement tomber sur leur sofa rempli de plaids. Elle allonge les bras de chaque côté de sa tête. Philippe déboutonne délicatement le gilet de sa femme.
— Attends, on devrait aller dans la chambre pour ne pas que Gwen nous surprenne et doive suivre une thérapie jusqu’à la fin de ses jours par notre faute, suggère Mia dans un souffle.
Les parents pouffent et, en même temps, bien qu’ils ne soient pas encore complètement nus comme des vers, ils se hâtent de se rhabiller et de quitter le salon. Avant de se diriger vers la pièce qui sera dédiée à leurs ébats, ils contemplent leur œuvre. Tout un panel d’émotions les submerge pendant qu’ils admirent les cadeaux disposés d’une manière ordonnée entre le sapin et la cheminée. Sur le rebord de celle-ci, les verres de vin à l’intention de Saint-Nicolas et du Père Fouettard étaient bien sûr vides comme le voulait la tradition. Les morceaux de sucre les plus intacts ont été remis dans leur boîte et les autres ont dû être sacrifiés. Les pelures de mandarines gisent un peu partout comme preuves et les fruits mangés par les soins du père et de la mère. Mia et Philippe adorant tous deux le lait, boire ce liquide ne fut pas trop compliqué pour eux.
— Tu n’as pas peur de te transformer en âne avec tout ça ? le taquine Mia.
Pour toute réponse, Philippe se contente de tordre son visage en une grimace bizarre.
— Tu fais quoi là ?
— J’essaye d’imiter un âne !
— Ce n’était pas très réussi.
— Vas-y, fais la maligne…J’aimerais t’y voir, toi, d’imiter un âne sans faire de bruit.
Ils étouffent un petit rire, éteignent les bougies et laissent les lumières de la ville les guider. Mia ayant une mauvaise vue, Philippe lui prend la main. Ils passent devant la chambre de Gwen et Mia ouvre doucement la porte. Elle la referme bien rapidement. Elle acquiesce en regardant son mari, pour lui faire silencieusement comprendre que la petite dort bel et bien. Rassurés, ils finissent par regagner leur propre chambre.
— Bon, où en étions-nous ? demande Philippe en se frottant les mains.
— Mmmmh, je crois m’en souvenir…fait mine de se souvenir Mia.
Mia et Philippe chuchotent toujours. D’ailleurs, ils font l’amour silencieusement ce soir. Quand ils s’amusent ensemble la nuit, ils font toujours attention à ne pas réveiller Gwen mais, aujourd’hui plus que jamais, ils savent qu’ils doivent faire preuve d’une prudence d’autant plus accrue que l’excitation de la fillette a dû alléger son sommeil.
Le lendemain matin, la porte coulissante de leur chambre claque contre le mur alors que le soleil lui-même n’est pas encore levé.
— Debout, debout, Saint-Nicolas est passé !
— Ah oui, tu crois ? la taquine sa mère, la voix enrouée par ce réveil brutal.
La petite fille saute sur le lit de ses parents, faisant rebondir le matelas. Philippe, les cheveux ébouriffés, s’extirpe de la couette en émettant un cri rauque de monstre qui ne fait peur à personne. Gwendoline glousse tandis que son père fait semblant de la manger. Le visage fatigué mais lumineux de Mia s’étire dans une expression de joie.
— Arrêteuuuh Papa ! Ma…Maman, au secours. Je veux all…aller dans le salon, moi.
— Bonne idée ! Le salon donne justement sur la cuisine.
— Et ta mère ne pense qu’à manger, tout le monde le sait.
— Ta mère a surtout besoin d’un bon café, surtout avec toutes les bêtises de ton père…, soupire Mia sur un ton faussement excédé.
A ces mots, elle se jette sur son mari. La mère et la fille se livrent dans un combat intense de chatouilles avec une victime en commun .
— Ça va, ça va…, j’en peux plus. Je me rends mesdames, reconnaît-il sur un ton théâtral.
— Ouaiiiiis…On a gagné, lance Gwen sur un ton victorieux.
Mia jette un regard en coin à son mari, se lève et enfile aussitôt un peignoir. Elle le referme sur elle en frissonnant.
— Ça va ta jambe ce matin ? susurre Philippe à l’oreille de sa femme, en la poussant dans le dos, après avoir constaté que cette dernière claudiquait.
— Oui, je vais bien, je te remercie. Je vais juste devoir faire des étirements du mollet ensuite mais ça ira, ça peut attendre…J’ai très envie d’aller voir si Saint-Nicolas est passé, moi !
— Ouaiiiiiiis, les cadeaux, les cadeaux ! chantonne Gwen en devançant ses parents.
Philippe soutient psychologiquement et physiquement Mia. Lorsqu’ils arrivent dans le hall de leur appartement, la petite fille découvre le travail de ses parents. Elle l’attribue bien sûr à Saint-Nicolas et à ses acolytes. Mais Mia et Philippe s’en fichent. A vrai dire, ils ne souhaitent pas forcément s’attribuer le mérite de la mission qu’ils ont menée à bien. Tant que celle-ci rend leur fille heureuse et met un peu de magie dans sa vie, cela leur suffit.
— Waouh ! Merci Saint-Nicolas !
— Attends au moins de voir tes cadeaux avant…Tu ne sais pas si Saint-Nicolas t’a vraiment apporté ce que tu souhaitais !
— Bah si Papa, je l’ai mis sur ma liste voyons.
— Mais oui papa, voyons ! Comment Saint-Nicolas aurait-il pu se tromper ? se moque Mia. Philippe grimace en imitant sa femme pendant que Gwen lui tourne le dos.
La petite tête blonde se rue sur les trois boîtes de tailles différentes et déchire le papier qui les recouvre après avoir arraché leurs rubans.
— Mon dieu, quelle force…
— Elle tient ça de sa mère. Moi aussi, quand j’étais petite, j’en avais de la force pour ouvrir les cadeaux…
— Oh mais c’est trop bien ça, Maman ! C’est le camion de pompiers que j’avais demandé. J’avais peur que Saint-Nicolas me l’offre pas.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est pour les garçons, voyons.
— Ce n’est absolument pas que pour les garçons, la rassure Philippe. C’est pour tous les enfants qui le souhaitent. Si un petit garçon veut s’amuser avec un bébé en plastique, il en a le droit. Et ça, Saint-Nicolas le sait très bien.
— Je suis trop contente ! Et vous avez vu ? J’ai eu les accessoires assortis !
— Si tu veux remercier Saint-Nicolas, c’est mieux d’utiliser la cheminée ma grande. Rappelle-toi qu’il est un peu dur de la feuille, ce vieux monsieur, lui rappelle son père en se mettant à sa hauteur.
— Ah oui, c’est vrai ! s’exclame la fillette en courant vers l’âtre éteint avant de hurler ses remerciements à l’intérieur de ce dernier sous le regard ému de ses parents.
Ne perdant pas une miette du spectacle, Mia ouvre les sachets de cougnous et les libère de leur emballage en Craft de la boulangerie la plus proche. Un petit Jésus en sucre accompagne chaque brioche en forme de bonhomme à deux têtes. Elle les dispose sur un plat qui supporte les chaleurs puissantes et écrasantes du four avant de les enfourner. Elle les place ensuite, encore tout chauds, dans trois assiettes qu’elle apporte à table avant de se diriger à nouveau vers la cuisine en traînant la patte dans un bruit de pantoufle qui râcle le sol.
— Gwendoline, ma chérie, tu regardes ce que tu veux manger avec tes cougnous s’il te plaît ? demande Mia en faisant résonner un peu plus sa voix.
— Oui Maman !
Mia s’accroche à l’îlot central afin de s’étirer quelque peu le mollet pendant qu’elle surveille Gwendoline. Celle-ci, très habile de ses minuscules mains, attrape le Nutella ainsi que la confiture d’abricots. Elle apporte ensuite son butin à table. Philippe les rejoint pour sortir les couverts.
— Maman, ça va ta jambe ?
— Oui mon cœur, ça va. Tu es adorable de demander. J’avais juste besoin de m’étirer un peu. Hop, tu as vu ? Je ne boîte plus du tout !
— Gwen, tu as vu qu’il avait neigé dehors ?
— Quoi ?
Gwendoline n’a même pas encore touché à son cougnou, qu’elle ne pourra d’ailleurs pas dévorer dans son entièreté, qu’elle le lâche pour courir à la fenêtre.
— C’est malin ça ! râle Mia.
— C’est pas grave, elle reviendra dans une minute pour manger son petit-déjeuner de fêtes, tu verras.
— C’est vrai, tu as raison, il n’y a rien de grave, reconnaît Mia.
— Maman, Papa, le cortège de Saint-Nicolas a commencé ! s’écrie la fillette, le nez collé contre la vitre.
Mia lève les yeux au ciel mais elle n’est pas fâchée. Elle frotte ses mains l’une contre l’autre afin de les débarrasser des miettes de son cougnou et, la bouche pleine de brioche au nutella qu’elle mâchonne encore, elle prend l’assiette de sa fille pour la lui apporter.
— Tu peux manger devant la fenêtre ce matin, exceptionnellement !
— Merci Maman.
Mia va chercher son festin ainsi que celui de son mari et le spectacle commence. Ils le savourent tous les trois, en famille, lorsque Gwen s’écrie :
— Maman, Papa, pourquoi il est noir le Père Fouettard ?
Annotations
Versions