Nous sommes dans le Couloir depuis cent mètres. Ce n’est plus de la marche mais de l’escalade. Je plante mon piolet, me hisse sur trente centimètres, trouve une prise stable pour mon pied. Une fois stabilisé, je recommence. Derrière moi, Krishna surveille tout ce que je fais:

• Slow down man, prend ton temps, une action après l’autre.

Ma respiration est incontrôlable. Je ne peux pas répondre.

J’arrive enfin au niveau du virage. A la vue du fameux passage je suis immédiatement pris de l’envie de faire demi-tour. La pente que nous allons traverser est un miroir gelée incliné à 70°, quasi verticale donc. Les masses de glace qui le surplombent sont colossales, j’ai du mal à comprendre comment elles tiennent. Les craquements, ce n’était pas une légende, elles ont l’air vivantes. Une épaisse nappe de brouillard remonte depuis le vide et noie toute la pente. Steve et son sherpa l’on déjà traversé sur 50 mètres. Ils plantent les chevilles et placent peu à peu la corde fixe pour nous ouvrir la voie. Dix mètres derrière eux, il y a Lara et Dirk. L’endroit est abrité du vent, calme. Dans un silence d'église, je n’entends que les tintements des piolets.

• T’es prêt ? me dit Krishna. Tu te rappelles ce qu’on avait dit. Regarde bien devant toi et réfléchis pas trop.

Je regarde l’épaisse nappe de brume en contrebas. Si je glissais, j’ai l’impression qu’elle étoufferait les bruits de ma chute. Mes cris seraient inaudibles.

Krishna accroche mon mousqueton à la corde fixe. “Allez mon vieux, c’est parti”.

Je démarre avec le pied droit. Suprenamment, les crampons de ma chaussure s'enfoncent bien dans la glace et j’ai la sensation d’avoir un appui solide. La tension redescend un peu. Je place le deuxième pied. Au bout de dix mètres, je suis à l’aise. J’effectue tous mes gestes en pleine conscience et je ne pense plus au vide. Je regarde ceux devant et je crois que je suis en train de les rattraper. J’entend Dirk crier des mots en Allemand. Je m’approche, ils sont arrêtés dans la pente.

• Que se passe-t-il ? dis-je.

Dirk réagit:

• Il y a plus de corde ! PLUS DE CORDE !

Lara enchaîne:

• Steve a fixé la corde trop tôt tout à l’heure, et il manque cinquante mètres.

Je regarde à nouveau la nappe de brouillard sous mes pieds. Toute ma confiance fond en une seconde. Steve prend la parole, presque en colère:

• Allez il faut y aller maintenant !

A sa voix, la nervosité affleure dans l’équipe. J’essaie de garder ma colère pour moi, il faut rester calme. Le demi-tour serait trop risqué maintenant. Plus de corde fixe bordel. Plus de corde fixe pour le pire passage.

Krishna essaie de me rassurer.

• Allez mec, tu peux le faire, fais juste la même chose.

Ça n'a pas l’air de l’inquiéter plus que ça. Cette différence de réaction accentue encore ma peur.

Steve insiste, toujours aussi ferme :

• Let’s go guys, Let’s go !

Dirk se remet en marche mais, derrière lui Lara ne bouge pas. Elle se retourne vers moi. Elle est très nerveuse, je vois une larme qui coule de son œil. Elle vérifie ses nœuds avec des mains qui tremblent. Elle me regarde encore pour chercher du soutien. Je cligne des yeux: “allez tu peux le faire”.

Elle se lance: Elle plante son pied dans la pente puis lance son piolet dans la glace. A part la corde qui nous lie, plus rien désormais ne l’a retient. Elle va vite et bientôt je ne la vois plus dans le brouillard. Mais j'entend tout: elle sanglote, elle respire vite. Les impacts de ses coups de piolets sont de plus en plus violents et chaque fois plus rapprochés. J'essaie de l'aider:

• Lara, du calme vas-y doucement.

Je lui emboîte le pas.

Krishna me rassure : “N’y pense pas, vas-y doucement et prends ton temps, allez”. Au bout d’une dizaine de mètres, l’obliquité de la pente s’accentue.