Moshe se rend à l’ashram

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C’était le 10 mars, une journée qui s’annonçait aussi chaude que celle d’aujourd’hui. Moshe supportait aisément les ardeurs du climat, habitué qu’il était à arpenter des déserts torrides. Il avait rejeté l’idée de s’habiller à la manière locale, la traditionnelle bande d’étoffe blanche entourant la taille et un pan de tissu jeté sur l’épaule. Il ne voulait pas non plus copier les Blancs avec leur tenue coloniale et leur casque de liège servant à éviter l’insolation. Refusant de s’enfermer dans un choix vestimentaire qui aurait pu être interprété comme un parti-pris, il préférait porter une simple veste de lin froissable par-dessus un pantalon léger et de simples sandales de cuir. Lorsqu’il était dehors, son Panama en paille tressée orné d’un ruban ne le quittait jamais. Il savait que sous le British Raj, le régime britannique de l’Inde, le vêtement jouait un rôle social qui marquait la distance entre les sahibs au statut supérieur et le reste de la population, les colonisés.

Gandhi avait fondé son ermitage au centre du pays, dans l’État de Maharashtra, à 700 km à l’est de Bombay. Pour s’y rendre, le vieil homme était descendu à Wardha, une importante ville au centre du pays, sur la principale ligne de chemin de fer reliant Bombay à l’ouest, à Calcutta sur la côte est. Après Katmandou, les massifs sauvages du Népal, ses rizières en haute montagne et ses précipices vertigineux, il était ravi de pouvoir enfin rouler en plaine, même si, parfois, les vaches sacrées obligeaient le train à marquer l'arrêt. Bientôt, il allait enfin lier connaissance avec le mahatma Gandhi dont il avait tant entendu parler, chez lui, au sein de sa communauté, tout en faisant l’expérience de l’Inde profonde.

Il se souvint de la réponse que lui avait envoyée le Maître à la lettre qu’il lui avait écrite de France par l’entremise de Romain Rolland dans laquelle il exprimait le désir de le rencontrer. « Vous êtes le bienvenu quand vous voulez, lui avait-il dit. Je serais heureux de partager avec vous les joies de notre congrégation. Mais rappelez-vous que la vie à l'ashram n'est pas des plus rose. Elle est épuisante pour les pensionnaires qui doivent fournir un travail physique. Le climat de ce pays n'est pas non plus à négliger. Je ne mentionne pas ces choses pour vous effrayer, mais simplement pour vous avertir. Mais comme vous serez mon hôte, vous échapperez à ces contraintes. Je vous invite, cher ami, à rester le temps que vous souhaitez. »

Moshe avait décliné l’idée du taxi. Sevagram, le village qui abritait l’ermitage, n’était qu’à huit kilomètres. Il opta pour une charrette à bœufs devant les yeux ronds du concierge indien de l’hôtel.

  • Autant profiter du paysage lui avait dit le Français en souriant.

Juché sur le lourd véhicule, assis à droite du paysan, il plongeait avec délice dans la magie de l’Inde et les paradoxes de l’Asie dont il était familier. Torse et pieds nus, simplement vêtu d’un pagne en étoffe, le conducteur portait au cou une amulette étrange, retenue par un cordon noir. « Sans doute une divinité protectrice » pensa le passager. Rues grouillantes et désordonnées, coolies trottinant sous leur charge, mendiants accroupis quémandant une obole, zig-zag de cyclo-pousses, furtive colonne de bonzes filant en silence dans leur robe safran, vaches somnolentes, interjections, cacophonie de sons, d’odeurs et de couleurs… La foule bigarrée composait un patchwork animé duquel il semblait improbable de pouvoir s’extirper. En Inde, de jour comme de nuit, les rues abritent en plein air le spectacle de métiers imprévisibles : coiffeur, dresseur de serpents, écrivain public, nettoyeur d’oreilles, prêteur sur gages, tireur au sort… Et puis les marchés multicolores, la cuisine à même le sol, dans des bouis-bouis où l’on se garde bien d'entrer, ou servie sur une carriole sans âge d’où s'échappent des senteurs alléchantes d’épices et de grillades dans une promiscuité de sensations étourdissantes.

La charrette s’extrayait tant bien que mal de la cohue matinale. Elle était tirée par un grand bœuf placide à la robe claire, son cou emprisonné sous un joug de bois épais, arborant des yeux doux aux longs cils et de grandes cornes dont la courbure pointait vers le ciel. La conception rustique de la charrette semblait robuste. Elle était munie d’un timon rigide fixé à un simple plancher entouré de ridelles de bambous, reposant sur deux immenses roues cerclées de fer qui produisaient un tintamarre métallique lorsqu’elle roulait sur le bitume ou un bruit de gravier mouillé dans les flaques d’eau. Les moyeux, le timon et le joug étaient bariolés de motifs bleus et naïfs. « Peut-être des signes distinctifs appartenant à la famille » se dit Moshe.

Ça sentait la campagne. Hors de la ville, la charrette cheminait sans encombre sur la route rectiligne. De son perchoir, Moshe aperçut au loin des paysans courbés dans les champs. Plus tard, le son d'un martèlement métallique attira son regard. En plein air, sous un modeste abri de tissu, un forgeron assis sur une pierre frappait méthodiquement son enclume dans une cadence vigoureuse. Une jeune fille aux cheveux longs accroupie à ses côtés attisait un brasero à l'aide d'un grossier soufflet.

Tout en marchant, le bœuf se mit à déféquer. Quand il eut fini, le paysan arrêta sa charrette et sauta à terre. Il ramassa quelques pierres sur le sol et remonta une partie du chemin parcouru. Moshe se retourna. Le conducteur déposa une pierre dans chaque bouse fraîche de manière qu’elle soit visible. Cela fait, il remonta sur la charrette, l'air satisfait, puis ordonna au boeuf de reprendre sa marche. Moshe connaissait cette pratique. C’était le gobar uthana, la levée de bouse. Les pierres servaient à montrer que les fientes appartenaient au paysan. Plus tard, il enverrait sa femme ou une de ses filles ramasser les excréments semi-liquides dans un récipient en fer qu’elle porterait sur la tête jusque chez lui. Sa femme les piétinerait pour les sécher et les façonnerait en bouzats pour alimenter le foyer de sa cuisine, le charbon ou le bois étant très cher. Ou bien il les vendrait au potier du coin, grand consommateur de combustible.

Moshe avait même vu une fois un Indien recueillir dans sa main qu’il avait recouverte de paille, la bouse sortant sous la queue de sa vache et la jeter dans une bassine qu’il transportait avec lui. En Inde et en Afrique, comme dans les campagnes françaises, l’emploi de la bouse était très répandu, même en ville. Elle avait de multiples usages. Une fois collectée, elle servait d’engrais par exemple ou bien dans le ferrage des roues de charrettes qui nécessitait du feu. On la pétrissait aussi, mélangée à du sable ou de la paille, pour badigeonner les murs ou combler les fissures, ou encore lors de la crémation des morts. Cela pouvait prendre une tournure plus rebutante. Quand il traversa le nord de l’Inde, Moshe vit des villageois se rendre dans des champs, trier parmi des vaches celles qui paraissaient en bonne santé, se dévêtir et s’enduire de leur bouse et de leur urine. On lui avait expliqué que l’application sur la peau de leurs excréments frais prémunissait de l’épidémie de choléra qui sévissait dans la région. C’était le médecin du village qui avait prescrit cette médication ancestrale.

Un peu plus tard, sur la droite, s’élevait un minaret aux formes charnues. En doublant la petite mosquée attenante, Moshe perçut un chœur de voix masculines qui filtrait de l’intérieur. C’était la sourde déclamation chantée de la prière rituelle de l’Islam. Arrivé au croisement de Pavna-Sevagram Road, devant un grand banyan, le bœuf bifurqua sur la droite

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