Chapitre 1.3 - Le naufragé
Onze jours. Onze jours à astiquer le pont, les cabines et les cales. Sans oublier les latrines et leur odeur pestilentielle. March avait passé tout son temps à la tache que le capitaine lui avait donné. Une corvée des plus ingrates qui lui valait aussi les moqueries des matelots. Pourtant il ne s’était pas plaint une seule fois. March bénissait Tannen de lui offrir de quoi s’occuper. Il serait devenu fou sans une tâche à laquelle s’atteler.
Le seul moment où il ne travaillait pas était la nuit. Mais elle lui prodiguait peu de répit, car dès qu’il fermait l’œil, des cauchemars qu’il ne comprenait pas le hantaient. Dans ses rêves, des visages inconnus couverts de sang venaient lui réclamer justice. March ne connaissait pas la raison de leurs supplications et il se demandait maintenant s’il voulait vraiment découvrir son passé. Quel type de personne pouvait rêver de choses si horribles ?
L’autre mystère était lié à sa guérison spontanée. Le second jour après avoir été repêché, le médecin le rejoint sur le pont pour changer ses bandages. Il avait presque failli s’évanouir en voyant que la plaie de sa jambe était presque totalement cicatrisée.
En comparaison, le matelot qui s’était blessé et ouvert le bras, le dénommé Pitt, devait régulièrement changer ses bandages et ceux pendant plusieurs jours. March n’avait même pas eu besoin d’un seul linge propre pour ses blessures.
Sa tête avait aussi guéri à une vitesse prodigieuse. Après quelques jours, ses cheveux commencèrent à couvrir son crâne totalement lisse. La pousse le démangeait à longueur de journée, comme s’il n’avait jamais eu de cheveux et que son corps ne comprenait pas ce que ces poils faisaient là. March découvrit ainsi qu’il avait les cheveux noirs, mis à part pour la longue trainée blanche qui entourait sa blessure. Une dépigmentation définitive avait dit le médecin. March s’en souciait peu et s’estimait heureux de pouvoir cacher naturellement une partie de ses tatouages.
Depuis cet évènement, le médecin ne cessait de tourner autour de March, essayant de percer le secret de sa guérison. Son enquête l’occupait tellement qu’il n’avait pas retouché un verre d’alcool. March s’était peu à peu lié d’amitié au médecin, le seul membre de l’équipage qui n’évitait pas le regard de March.
Il s’appelait Egas et était originaire d’Algrava, le plus grand et plus puissant royaume du continent d’Aviz. Il avait été médecin sur le champ de bataille pendant la guerre avec le royaume d’Urraca, le grand rival d’Algrava. La guerre avait duré des années et seule la diplomatie du nouveau roi d’Algrava avait mis fin au conflit ouvert par son père.
March était familier de l’histoire des cinq royaumes bien que ses souvenirs personnels lui manquent. Il en savait même bien plus sur la guerre qu’Egas. Lors d’une discussion anodine, March avait décrit avec grande précision une des stratégies utilisées par le roi d’Algrava lors d’une des batailles les plus meurtrières, comme s’il avait été présent sur le champ de bataille. Mais cela était impossible. La bataille avait eu lieu il y a plus de vingt ans. Egas était alors un jeune médecin et à en juger par l’apparence de March, il n’aurait été qu’un enfant à cette époque.
— Tu étais peut-être un érudit dans ton ancienne vie, lui avait dit Egas. Tu sais, un de ceux qui copient les textes d’histoire pour les archives royales.
— Ne sont-ils pas censés être des eunuques ?
— Euh si… c’est une vieille tradition stupide si tu veux mon avis.
— Je n’étais pas un érudit, tout à l’air plus que normal sous la ceinture.
— Ah !
Egas avait ri et March l’imita aussitôt. Le rire de March s’apparentait plus à un grognement, comme s’il n’avait jamais vraiment ri de sa vie.
Au cinquième jour, quand le repas avait été servi et que l’équipage s’installait pour la nuit, Egas invita March à le rejoindre autour d’un plateau du jeu des tours. March refusa d’abord, prétextant qu’il devait finir de nettoyer les cuisines.
— Bah, le navire n’a jamais été aussi propre, on pourrait manger dans les latrines ! Le capitaine ne dira rien si tu fais une petite pause March.
March avait cédé et rejoignit son ami à la table.
— Tu connais les règles ? lui avait demandé Egas.
— Oui… je crois.
— Je te préviens, je suis un des meilleurs joueurs du continent et je ne ferrai pas de cadeaux.
Le jeu consistait à capturer les tours ennemis en faisant preuve de stratégie. Mais les combinaisons étaient si nombreuses qu’il était impossible de prévoir chaque coup en avance. Les meilleurs joueurs faisaient preuve d’une intelligence hors norme.
Comme tant d’autres choses, March savait jouer à ce jeu d’instinct, sans avoir à recevoir d’explications. Et le plus surprenant, c’est qu’il maitrisait la stratégie avec brio. Après seulement une dizaine de coups, les tours de March avaient encerclé celle d’Egas. Sa tour principale — celle qu’il ne fallait jamais perdre — était bloquée et il avait dû capituler.
— Nom d’un mage, March ! Tu es un sacré joueur. Prêt pour une autre partie ?
Alors qu’ils replaçaient les pions sur le plateau de jeux aux cases rouges et blanches, March posa une question à Egas.
— Comment un médecin de l’armée d’Algrava se retrouve-t-il dans l’équipage du grand capitaine Tannen ?
Egas pouffa de rire, comprenant que March, en plus de s’intéresser à son passé, le taquinait.
— Notre bon capitaine n’est pas un employeur assez prestigieux pour toi, March ?
March sourit à la remarque moqueuse d’Egas. Puis il le laissa continuer.
— Disons que je me trouvais au mauvais endroit, au mauvais moment.
Le dos d’Egas se vouta légèrement, comme si le poids de son passé était trop lourd pour lui. March ne le pressa pas, pourtant Egas se confia.
— Sans vouloir être présomptueux, j’étais un excellent médecin. Après la guerre, un des généraux à qui j’avais sauvé la vie m’a recommandé directement au Roi. J’ai été convoqué pour rejoindre l’équipe médicale du palais royal et mon expérience a fini par payer lorsque je suis devenu médecin personnel du roi Huzulan.
— Le Roi Fou… murmura March.
Egas écarquilla les yeux.
— Ta mémoire de l’histoire semble vraiment intacte ! C’était bien ainsi qu’on l’appelait dans les dernières années de son règne. Dans le palais, c’était un surnom absolument tabou, comme tu peux le deviner ! Le Roi était devenu complètement erratique. La victoire sur Urraca ne lui avait pas suffi et il planifiait déjà d’autres invasions dans les royaumes voisins.
— Pourquoi ? Que cherchait-il à accomplir ?
— C’est là que l’histoire devient préoccupante. Tout le monde pense que la guerre avec Urraca était un échec diplomatique qui s’était transformé en conflit ouvert, mais… non, je ne devrais pas, cette histoire pourrait t’attirer des ennuis.
Egas se leva, mais March attrapa sa main.
— Egas, raconte-moi. Je… je crois que je connais cette histoire. Ça pourrait m’aider à découvrir mon passé.
Egas le regarda gravement, hésitant un long moment avant de se rassoir et continuer.
— Dans les semaines suivant la fin de la guerre, la santé du Roi se détériora rapidement, j’ai donc passé beaucoup de temps en sa compagnie et j’ai entendu des choses qui ne m’étaient pas destinées.
— Pourquoi le Roi était-il malade ?
— Je n’ai jamais découvert la vraie raison. Plus tard, j’ai commencé à comprendre, mais il était déjà trop tard, j’y reviendrais.
Il plaça sa dernière tour sur le plateau, mais ne commença pas à jouer.
— Comme je le disais, les intentions du Roi devinrent plus claires après la guerre et en particulier pour le Mysterium qui jusqu’à présent supportait le Roi. Son vrai objectif était de découvrir des artéfacts des mages cachés dans les autres royaumes. C’était pour cela qu’il avait envahi Urraca en premier lieu.
— C’est complètement à l’encontre de la Loi du Mystère. Seul le Mysterium est autorisé à récolter les connaissances des mages, afin de les détruire.
— Exactement ! Tu peux imaginer que le comportement du Roi a rapidement attiré les foudres du Mysterium. Heureusement, le fils du Roi, qui était à ce moment encore prince Lusitan, s’opposa à son père et tenta de le forcer à abdiquer, d’abord par la raison…
— Ça n’a pas fonctionné, n’est-ce pas ?
— Oh non, pas du tout. Le Roi a menacé de le faire emprisonner, mais mis à part quelques gardes qui lui étaient fidèles, le reste de l’armée répondait déjà au prince Lusitan, un vrai héros de la guerre contre Urraca.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je ne me souviens pas d’un coup d’État. Pour moi le Roi Fou est mort de vieillesse.
— C’est là que mon histoire devient dangereuse. Il est bien mort comme tout le monde le croit et je n’ai rien pu faire pour le guérir. Mais mort de vieillesse ? Non, ça je ne crois pas. Son état était inexplicable et je suis presque sûr qu’il a été empoisonné de façon régulière jusqu’à ce qu’il en meurt.
— En es-tu sûr ? Le Roi doit surement avoir des gouteurs pour prévenir un tel scénario.
— Oui je sais, mais il n’y a pas d’autre explication, crois-moi. Le poison a dû être injecté autrement.
March garda le silence pendant un instant. Il se rappelait bien des faits historiques, mais ne connaissait pas cette histoire en particulier. Puis il regarda Egas.
— Et ensuite ? Que t’est-il arrivé ?
Cette fois, Egas se vouta franchement.
— J’ai été blâmé pour la mort du roi. Le Mysterium m’a retiré ma licence de médecin, ce qui m’empêche de pratiquer sur le continent. J’ai donc choisi la mer. Au moins ici, je peux faire la seule chose à laquelle je suis bon.
— Je vois…
March ne put continuer la discussion. Le son d’une cloche retentit sur le pont.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda March.
Egas bondit de son siège.
— L’alerte générale. Ça ne peut vouloir dire qu’une chose… Le dragon-baleine est en vue !
Annotations
Versions