Chapitre 8.2 - Le refuge
La vie à la Tige d’or avait du bon. Elle était paisible, calme et peu mouvementée, tout ce don March avait besoin.
Les dernières semaines avaient été les plus heureuses dont il se souvienne. La proximité de Saira n’y était pas étrangère, il aurait pu être heureux n’importe où, du moment qu’elle était avec lui.
March s’était fait discret, comme l’avait souhaité la mère. Il parlait peu, mis à part à Saira. Les autres femmes l’avaient d’abord évité, même ignoré. Puis à force d’accoutumance, certaines avaient commencé à le saluer lorsqu’ils se croisaient. Un geste simple, mais qui en disait long sur la confiance qui commençait à s’établir.
March suivait le rythme du refuge comme ses autres occupantes. Il prenait les repas avec les autres, contribuait aux tâches ménagères et aux travaux dans les jardins. Saira avait partagé avec lui nombre de ses connaissances au sujet des plantes. Il n’avait pas particulièrement la main verte, mais s’occuper des plantes et du potager avait un effet relaxant qu’il appréciait.
Il surprenait souvent la mère qui l’observait au détour d’une arche ou à l’ombre de la forêt qui longeait la propriété. Elle le jaugeait, à n’en pas douter, se demandant surement s’il valait la peine de mettre en danger ses biens les plus précieux : les femmes de son refuge.
March connaissait la réponse. Il ne valait guère la peine qu’on lui offre une telle chance. Mais si elle demandait, il l’aurait supplié de rester. Pour Saira. Et dire qu’il avait été prêt à l’abandonner. Il le referrait pour la protéger, mais cela lui déchirerait le cœur.
La mère approcha. Elle venait lui parler au moins une fois chaque jour. Et comme chaque jour, elle lui posa la même question :
— Comment s’est passée ta nuit ?
C’était comme si elle savait, comme si elle pouvait voir dans ses yeux les cauchemars qui le tenaient éveillé, même lorsqu’il passait la nuit en serrant Saira contre lui.
Il lui offrait toujours la même réponse.
— Bien, mère. Une nuit reposante.
Elle choisissait d’habitude de changer de sujet à ce moment, détournant la conversation vers une tâche qu’il devait effectuer ou un fait intéressant sur le refuge. Mais pas aujourd’hui.
— Saira m’avait prévenu, tu ne t’ouvres pas facilement, n’est-ce pas ?
Il rougit, un peu gêné d’être si facile à sonder.
— Non, je suis désolé.
— Je ne t’en veux pas. Tu t’es montré irréprochable depuis ton arrivée et tu as mérité ma confiance. Maintenant, c’est à moi de mériter la tienne, c’est normal. Me donneras-tu une chance ?
— Oui, bien sûr ! Je suis immensément redevable pour la chance que vous m’offrez. Je ne sais pas ce que je ferai sans Saira…
— Ça m’a l’air d’être réciproque. Je ne l’ai jamais vue si heureuse.
Il lui sourit et elle lui rendit son sourire.
— Bien, reprenons depuis le départ. Dis-moi comment s’est réellement passée ta nuit.
— Hum… mal, comme toutes les nuits. Je fais des cauchemars. Ils me viennent de mon passé.
Il s’arrêta, incapable d’en dire plus sur les horribles visages déformés qui le suppliaient de les épargner, encore et encore, chaque nuit.
La mère lui prit la main.
— Suis-moi, dit-elle simplement.
March lâcha la pioche avec laquelle il avait entrepris de labourer le potager et la suivit. Ils rejoignirent l’arrière du refuge, où se trouvait une petite pièce que March n’avait pas encore visitée. La mère lui demanda de s’asseoir au centre de la pièce, où une pile de coussins matelassés était répandue. Il obéit pendant qu’elle allumait des bougies perchées sur de hauts chandeliers à pieds. Une odeur d’épices enveloppa la petite pièce à la lumière tamisée.
— Que faisons-nous....
— Chut ! dit la mère. Pour le moment, il n’y a que moi qui parle.
Elle alluma la dernière bougie puis vint s’asseoir devant March, les jambes croisées et les mains sur ses genoux.
— Ferme les yeux, March.
Il se laissa aller et ferma les paupières tout en s’asseyant de la même manière.
— Prends une grande respiration, puis concentre-toi sur ta respiration. Laisse l’air entrer par tes narines, puis parcourir tes poumons, oui voilà, comme ça ! Maintenant, expire lentement. Continue comme ça.
Sa respiration devint de plus en plus lente. Ses pensées — qui la plupart du temps tourbillonnaient sans cesse — se calmèrent.
La méditation continua ainsi un long moment, sans un mot. Seuls sa respiration, l’odeur des épices et le toucher de son corps sur le sol étaient reconnaissables, le reste importait peu. Puis ces sensations commencèrent elles aussi à s’évanouir et March a perdu la notion de temps et d’espace.
Il aperçut une lumière, une image dans son esprit, et se dirigea vers elle. La scène devint de plus en plus claire. Cinq enfants étaient alignés face à un homme que March ne voyait que de dos. Ils étaient tous les cinq rachitiques et leurs corps étaient couverts de tuméfactions. On les avait affamés et criblés de coups. L’homme devant eux prit la parole.
— Vous avez mérité votre place à mes côtés. Vous serez désormais ma volonté, mon ombre, mon courroux. Prosternez-vous devant votre maitre.
Les enfants obéirent. L’un d’eux, le plus maigre du lot, dut se cramponner au sol pour ne pas s’effondrer de fatigue. Il avait les cheveux bruns et des yeux si clairs qu’ils en étaient presque gris. March comprit que cet enfant n’était autre que lui-même.
L’image disparut comme un mirage et fit place à une autre.
Le même enfant était allongé sur un lit, ses mains et ses pieds attachés par des sangles de cuir. Les marques sur son corps avaient disparut, il avait repris du poids et présentait même un début de musculature développée. Son crâne avait été rasé, on voyait encore l’ombre foncée des minuscules cheveux qui lui restait.
Le vieil homme — toujours visible de dos — s’approcha de lui et posa une main sur son épaule.
— Aujourd’hui, tu quittes le commun des mortels. Aujourd’hui, tu recevras le cadeau des Créateurs.
Dans son autre main apparut une longue aiguille qu’il plongea dans un liquide obscur. Puis il apposa la pointe sur le crâne de l’enfant et commença à y tracer les lignes labyrinthiques.
L’image disparut de nouveau, cette fois plus rapidement que lors de la première scène.
Les enfants étaient de nouveaux alignés face au maitre, sauf que cette fois, leurs crânes étaient dépourvus de toute pilosité et marqués du même sceau. Ils étaient vêtus de noir et ne portaient aucune arme, mis à part l’un d’eux qui avait un arc dans le dos.
— Mes enfants… Seul l’un de vous aura l’honneur de cette première mission.
Cinq regards avides de faire leurs preuves le fixèrent intensément.
— Seul l’un de vous est prêt, les autres devront redoubler d’efforts.
L’enfant aux yeux gris serra les poings.
— Tempête, ce sera toi.
Il s’avança et se prosterna, tandis que les autres lui jetaient des regards mauvais, chargés de rancœur.
L’image disparut dans un flash, puis March vit de nouveau l’enfant, il se déplaçait en silence, comme une ombre. Devant lui, un homme bedonnant ronflait bruyamment, allongé nu sur un lit à baldaquin. Le jeune Tempête s’approcha, se releva. Il était déjà grand malgré son âge. Un cimeterre apparut dans ses mains. Il plaça l’arme au-dessus de sa cible, puis sans une seconde d’hésitation, lui planta en plein cœur. L’homme écarquilla les yeux et ouvrit grand la bouche. Il resta figé dans cette expression alors que sa vie lui échappait.
L’image disparut, Tempête réapparut, cette fois il égorgea une femme dans une forêt.
L’image disparut, Tempête décapita un soldat en armure.
L’image disparut, Tempête propulsa un vieil homme d’une falaise à l’aide de ses pouvoirs.
Les flashs se succédèrent, les meurtres s’accumulèrent. À chaque nouvelle scène, l’enfant vieillissait, devenait plus mûr… et plus redoutable. Les meurtres se suivirent par dizaines, il reconnut les visages des victimes qu’il voyait dans ses cauchemars.
March — le vrai March, celui du présent — ne tint plus, il supplia que les visions cessent.
Il ouvrit les yeux, il était allongé sur le sol de la petite pièce, sa tête reposait sur les genoux de la mère. Elle lui caressait la tête d’un geste maternel.
— Qu’est ce… qu’est ce que j’ai fait ? dit-il en sanglot.
Les larmes semblaient ne plus pouvoir s’arrêter, il pleura un long moment tandis qu’elle continuait ses caresses. Et pour cela, il était reconnaissant, car sans ce geste, March n’aurait plus supporté d’être. Il aurait mis fin à ses jours, purement et simplement.
La mère le maintint en vie, par un simple geste, alors qu’il laissait couler son passé, qu’il l’éliminait, larme après larme.
Les larmes tarirent, sa respiration se calma petit à petit. La mère ne prononça qu’une simple phrase.
— Ton passé est mort, March. Ta seconde vie peut maintenant commencer.
Et il s’endormit.
Annotations
Versions