05. Le repas de la contrainte

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Clothilde

Je resserre le lacet sur ma taille et lisse le bas de ma robe comme si ça allait servir à quelque chose. Je dois avouer que Thibault Duval a bon goût. Évidemment, si l’on fait abstraction de la raison évidente pour laquelle il me l’a offerte, à savoir : une robe qui n’a rien à voir avec celle d’une paysanne. Du tissu qui ne sent pas la vache, le lait caillé ou encore la terre… quelque chose qui indique que Monsieur a déjà un pied dans ma vie, qu’il prend soin de moi. Et quelque chose qui ne lui rappelle surtout pas que je passe mes journées à travailler dans une ferme, à traire des bêtes plutôt qu’à jouer la future épouse modèle, préoccupée par l’organisation de ses noces…

Elle est superbe, cette robe, et il a au moins le mérite d’avoir cerné un minimum ma personnalité, parce qu’elle est plutôt simple. Pas de coutures, de dorures ou de tissus superflus, et le vert similaire à mes yeux ne jure pas avec le brun de mes cheveux. Le tissu englobe ma poitrine et la met en valeur, le blanc des manches bouffantes rend la robe plutôt distinguée, et la ceinture est fine, tressée, marquant ma taille sans trop m’enserrer.

Je pourrais me presser, mais je prends le temps d’essayer d’attacher mes cheveux, avant d’abandonner l’affaire et de laisser mes boucles retomber dans mon dos. Je fais tout pour retarder l’échéance et je sais très bien que mon père me sermonnera lorsque nous serons de retour à la maison, mais qu’importe. Ces dîners m’ennuient. Je n’ai rien à dire à mon futur époux, je n’ai pas envie de passer du temps avec lui, et je déteste sa façon de s’enorgueillir de ses richesses, héritées de son père, alors qu’il n’a, à mon sens, aucune valeur du travail ou presque. Il fait ce qu’il veut, peut passer des jours sans se rendre dans son atelier. Il a des employés qui gèrent absolument tout pour lui, il ne fait que récolter son argent, profitant du travail acharné de ses sous-fifres.

Je me rends finalement aux écuries et grimace en constatant que mon père a sellé Espoir, notre beau cheval aussi blanc que la neige. Je le flatte et profite du calme de cette fin de journée en sa compagnie, avant de finalement le monter pour prendre le chemin qui mène au domaine du Seigneur Duval.

Je suis accueillie par le palefrenier qui récupère ma monture, et j’ai à peine monté les quelques marches qui mènent à l’entrée que la porte s’ouvre sur l’une des servantes de la maison. Sourire poli, regard au sol, je déteste cette position soumise qu’elle doit adopter. Je la salue chaleureusement, enlève seule ma cape et la lui confie en lui offrant un sourire, puis la suis jusqu’à la salle à manger où tout le monde est déjà attablé. Thibault se lève dès qu’il m’aperçoit et vient à ma rencontre. Il me fait un baise-main poli avant de poser ses lèvres sur ma joue, collant un peu trop son corps contre le mien.

— Je te prie de m’excuser pour le retard. L’une de nos vaches est en plein vêlage.

C’est faux, et mon père me gratifie d’un regard noir, mais peu m’importe, Thibault, lui, n’a aucune idée de ce qui se passe à la ferme, après tout. J’ai traîné à la traite du soir car, comme chaque fois que nous sommes conviés ici, je n’avais pas envie de venir.

— Les belles femmes se font toujours attendre, leur arrivée n’en est que plus appréciée, répond-il, tout sourire. L’important est que tu sois là. Installe-toi, nous t’attendions pour commencer le repas. Tout va bien ? Le petit veau est né ?

— Il semblerait qu’il se fasse attendre. Il faut croire qu’il n’en sera que plus apprécié, souris-je poliment en m’installant sur la chaise qu’il me tient, à sa droite, comme lors de chacun de nos dîners, face à mon père.

Je jette un œil à mes frères et ma sœur, tous les quatre bien habillés et, comme à chaque fois, bien plus polis et silencieux que d’ordinaire. Je déteste que tous jouent un rôle pour répondre aux attentes de mon futur époux, mais j’ai conscience que s’ils posent problème, Thibault ne me laissera pas les inviter régulièrement chez lui… ou chez nous, plutôt.

— Ça sent divinement bon. Aurais-tu trouvé une nouvelle cuisinière, par hasard ?

Bien évidemment qu’il ne cuisine pas lui-même… comme il n’a jamais dû faire le ménage par ses propres moyens de toute sa vie, d’ailleurs. Quand je vois la charge de travail que j’ai à la ferme, je me dis qu’il s’en tire bien, de son côté. Je m’en plains souvent, du moins intérieurement, mais j’ai conscience que tourner en rond dans cette maison trop grande ne me correspondra pas une seconde.

— Oui, ce qu’avait préparé l’ancienne ne t’avait pas plu la dernière fois, je l’ai donc renvoyée chez ses parents. Et j’ai bien fait, on y gagne vraiment au change. Tu commences déjà à influencer la maison, tu vois ?

J’ouvre de grands yeux et ferme la bouche lorsque j’entends Isolde pouffer à mes côtés. Je devais faire une sale tête, parce que le sujet n’a rien de drôle, bien au contraire. Si j’avais su que ne pas terminer mon assiette parce que je déteste le chou ferait renvoyer cette femme, je me serais davantage obligée à manger. La pauvre !

— C’est un peu extrême comme décision, non ? le questionné-je en essuyant ma bouche avec la serviette brodée aux initiales de notre hôte. Entendons-nous bien, ce plat est délicieux, mais j’ai simplement exprimé mon goût, rien de plus. Elle ne pouvait pas savoir que je n’aimais pas le chou.

— Eh bien, elle aurait dû se renseigner, grommelle mon futur mari sans plus prêter attention à cette question. Parlons d’autre chose, tu veux bien ? Avant ton arrivée, j’échangeais avec ton père sur la dot qu’il allait me proposer. Si en plus vous avez de nouveaux veaux, on devrait facilement arriver à un accord, n’est-ce pas Amaury ?

— Ma fille est magnifique, Thibault, cela devrait vous suffire, non ? Le reste n’est qu’accessoire et vous n’allez quand même pas ergoter sur une vache de plus ou de moins.

— Ah ! La beauté ne fait pas tout, déclame-t-il un peu théâtralement. Et elle se flétrit vite, surtout. Je préfère investir dans des choses plus concrètes et je trouve que vous associer à ma famille vaut bien les dix vaches supplémentaires que je vous demande.

— Mais Messire, vous allez me ruiner ! Cela ne peut arriver, quel que soit l’honneur que vous nous faites avec ce mariage.

Outre le fait d’être vendue comme un vulgaire animal, je suis légèrement agacée par la demande de Thibault, qui aurait largement les moyens de s’offrir du bétail sans avoir à voler mon père. Je me retiens de montrer mon énervement et pose ma main sur celle de mon futur époux dans un esprit d’apaisement. Ou de manipulation, étant donné que je me penche davantage vers lui afin de lui montrer mes atouts.

— Mon père a raison, Thibault. Les vaches sont la principale source de revenus de la ferme. Dix vaches représentent trop de perte pour que la ferme survive, et elle ne te sera d’aucune utilité si mon père doit vendre…

— Ce n’est pas moi qui ai demandé des vaches, mais il parait que les écus sont rares aussi. Il faut bien négocier. Et puis, ce n’est pas ton père que je vole, c’est toi que je cherche à doter des plus belles richesses.

— Je n’ai pas besoin des plus belles richesses. Juste de savoir ma famille en sécurité, lui lancé-je avec assurance. Je préfère cent fois me priver d’une robe ou d’un bijou, de ce que tu considères comme étant une belle richesse, que de savoir que mon père peine à remplir les assiettes de mes frères et ma sœur, ou à leur acheter de nouvelles chaussures. De toute façon, je ne vaux pas dix vaches.

Il éclate de rire puis se tourne vers mon père, sous le regard un peu inquiet de ma fratrie.

— Eh bien, je crois que je vais m’amuser avec votre fille, mon cher Amaury. Vous venez de gagner dix vaches ! Et moi, je vais avoir une femme avec un vrai caractère ! J’ai hâte de la dompter !

Je vois Isolde à mes côtés se redresser et lui donne un coup de coude pour qu’elle se taise. Le problème, c’est que c’est moi qui l’ai élevée, et elle développe le même esprit rebelle que moi. Si je sais me contenir pour ne pas faire honte à notre père ou contrarier la personne en face, elle est encore sans filtre, de son côté. Je lui lance un regard pour qu’elle comprenne que moi non plus, je n’apprécie pas les propos de notre hôte, mais ça ne change rien. Je suis un pion dans une négociation, c’est ainsi.

— Merci, Thibault, soufflé-je alors qu’on nous apporte une corbeille de fruits.

Je n’ai plus faim. Cette conversation m’a coupé l’appétit même si j’ai fait l’effort de terminer mon assiette pour éviter un nouveau renvoi qui ne serait absolument pas justifié, et souris en voyant les jumeaux se battre aussi discrètement que possible pour la même pomme bien rouge. Je leur fais tout de même signe d’arrêter et tends la main pour qu’Alaric me la donne. Je dois avoir une certaine autorité naturelle, parce qu’ils m’obéissent toujours sans rechigner bien qu’ils puissent être deux contre une.

Je coupe la pomme en deux et leur en donne un morceau chacun, et je n’ai pas le temps de davantage que Thibault me propose, comme à son habitude, un tête-à-tête dans le grand salon. J’acquiesce poliment puisque je n’ai, de toute façon, pas le choix.

Je me retrouve rapidement installée sur un beau canapé que nous n’aurions jamais les moyens de nous offrir, à la ferme. Toute cette richesse me met très mal à l’aise, à vrai dire. Ce n’est pas moi. Je m’épanouis davantage dans la boue que je n’y parviendrai sans doute jamais dans cet environnement clinquant, auprès d’un homme qui pense que je vais lui appartenir corps et âme. Oui, j’ai du caractère, et j’ai bien peur qu’au lieu de l’exciter, cela finisse surtout par l’agacer. Je ne suis pas sûre d’être capable de me brider. En ai-je seulement envie, de toute façon ?

— Crois-tu qu’il sera possible que j’aille aider ma famille à la ferme une journée par semaine, lorsque nous serons mariés ? lui demandé-je pour essayer de détourner son attention, un peu trop focalisée sur ma personne et mon décolleté.

— Aider ? Non, sûrement pas. Tu pourras aller les voir mais quand tu seras mon épouse, tu ne pourras pas t’abaisser à retourner dans les champs. Que penseraient les autres ? La femme du Seigneur qui va travailler ? Ce serait un déshonneur total !

— Est-ce si important pour toi de savoir ce que pensent les autres ? Et privilégierais-tu l’image que nous renvoyons à mon bonheur ? J’aime travailler à la ferme et ma petite sœur est encore jeune pour gérer la maison, tu sais ? Je… je m’inquiète pour eux, avoué-je en détournant le regard, un peu trop honnête avec cet homme qui ne m’inspire que peu de sympathie.

— Eh bien, on paiera quelqu’un pour les aider, mais hors de question que tu fasses quoi que ce soit là-bas ! Tu vois que je suis gentil ? Cela mérite bien un baiser, non ?

Si je pensais l’amadouer à coup d’honnêteté, c’est raté. Payer quelqu’un pour la ferme, pourquoi pas, mais qu’en est-il du reste ? Thibault ne comprend pas. Il ne le peut pas, de toute façon. Il n’a pas perdu sa mère lorsqu’il était enfant, n’a pas dû élever ses frères et sœurs, n’a pas créé ce lien si fort et unique, cette ligne si fine entre la grande sœur et la mère.

— L’idée d’avoir de l’aide pour la ferme me plaît, mais si tu penses que m’épouser va me faire oublier ma famille et que je ne prendrai plus soin d’eux, tu te trompes lourdement, Thibault.

— Mais ce n’est pas ce que je dis ! Je dis simplement que tu n’as plus à travailler dans les champs. S’occuper de ta famille te sera toujours possible, bien sûr. Je veillerai personnellement à ce qu’ils ne manquent de rien.

J’acquiesce et dépose un baiser sur sa joue. Je peux subir un mariage, me taire et encaisser, tant que mes proches vont bien et sont en sécurité. Oui, je pense pouvoir le faire même si j’ai envie de hurler, de fuir après l’avoir envoyé promener. Je peux même gérer ce baiser qu’il m’impose, ses lèvres trop entreprenantes, trop humides, trop demandeuses… Je devrais pouvoir y arriver, il le faut, de toute façon.

— Bon, nous allons rentrer, je suis épuisée, la journée a été longue.

— Oh déjà ? Après seulement un baiser ? Mais comment vais-je faire pour patienter jusqu’au prochain ? me demande-t-il en prenant mes mains entre les siennes.

Je suis sûre que j’aurais pu trouver ça romantique dans la bouche d’un autre homme… d’un homme qui m’attire, qui me donne envie de me blottir contre lui, et surtout pas de partir en courant… Dommage.

— Le temps passe vite, tu n’auras même pas le temps de ressentir le manque, j’en suis certaine, souris-je en m’obligeant à déposer un chaste baiser sur ses lèvres. Merci pour ce dîner.

— A très vite, charmante dulcinée de mes rêves ! Le mariage approche, je suis tout excité !

Moi pas, mais je me garde bien de le lui faire savoir et rejoins ma famille, installée dans la bibliothèque. Je retrouve mes repères, mes essentiels, loin de cet homme que je côtoierai bientôt au quotidien… Non, je n’ai définitivement pas hâte d’épouser Thibault Duval, je m’en passerais bien.

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