21. Galipettes à la ferme

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Clothilde

Une semaine que je suis de retour à la maison et je crois ne jamais m’être sentie aussi seule. Les rires et les chamailleries des jumeaux me manquent, ma petite sœur, capable de me suivre partout et en toutes circonstances me manque, mon père et mon cadet, qui m’agaçaient à rentrer tard, s’installer à table et nous laisser gérer le repas aussi… S’il m’arrivait de parfois me sentir emprisonnée dans un rôle de mère alors que j’avais à peine l’âge de m’occuper de moi, je me rends compte aujourd’hui que ma vie est bien vide, sans eux, presque insignifiante.

Oh, il y a du travail à la ferme. Les brebis nous ont été ramenées le lendemain de mon retour, seules les poules manquent à l’appel, mais j’imagine qu’avoir des œufs à proximité est pratique. Nous faisons tourner l’exploitation à trois plus un. Tous les jours, une villageoise nous rejoint tôt le matin et repart avant que le soleil ne se couche. Ce matin, Mélisande est celle qui a débarqué, me permettant de me sentir un peu moins seule. Parce qu’il faut dire ce qu’il est, Runolf et Marguerite travaillent, oui, mais ils passent aussi beaucoup de temps à disparaître pour aller folâtrer dans un coin. C’est agaçant, presque désespérant, en vérité. Je sais que notre production de fromages me sera volée d’ici le départ des barbares, un homme passe déjà chaque jour récupérer du lait et il arrive que mon stock de beurre, de crème et de fromage soit quelque peu pillé au passage. Il faut nourrir ces hommes après tout… Mais j’ai besoin d’assurer la continuité de la ferme sur le long terme et, pour ça, nous devons être efficaces.

Pour compenser ce manque de travail, je cache tous les jours ou presque un fromage dans le petit grenier de la maison. Difficile d’accès, j’ai la chance que la trappe se trouve dans la chambre que je partage d’ordinaire avec Isolde, ce qui me permet de ne pas me faire prendre. Ça ne sera pas grand-chose, mais c’est mieux que rien. Que je sois là ou non, mon père et la fratrie auront de quoi vendre au marché pour se nourrir pendant quelque temps.

En attendant, Runolf et Marguerite, les inséparables, ont encore disparu. Le premier a prétexté avoir besoin d’aide à la traite des brebis alors que nous étions toutes les deux à la fromagerie, et si je comprends bien que c’est un moment long et pénible pour le Viking, le fait qu’il envoie Mélisande me donner un coup de main plutôt que de la garder avec eux est assez significatif de l’occupation du couple à tout autre chose que la traite de mon troupeau.

Une partie de moi est jalouse d’eux. Marguerite est rayonnante alors que nous sommes exploitées par nos envahisseurs. Elle passe ses nuits dans les bras d’un homme quand ma chambre me paraît atrocement vide sans Isolde. Et puis, ce type a beau être un Viking, il est doux et attentionné avec elle, c’en est presque adorable. Je ne peux pas dire qu’il me maltraite ni même qu’il me malmène, il est plutôt gentil avec moi également, et nous passons nos dîners à essayer de communiquer. Je peux aujourd’hui nommer chaque objet qui se trouve dans la maison dans leur langue, et inversement. Nous nous couchons parfois tard, occupés à nous apprendre mutuellement nos langues. Quand il ne colle pas la sienne dans la bouche de Marguerite, j’entends. Et pour entendre, on peut dire que j’ai ma dose. Elle n’est absolument pas discrète, et même s’ils se sont installés dans la chambre de mon père, la pièce de vie séparant nos espaces de sommeil, il m’arrive de l’entendre gémir sans que je parvienne à dire si ça me gêne, m’agace ou m’excite quelque peu. Bon, disons que ça m’agace quand je suis fatiguée et que j’aimerais trouver le sommeil sans peine, mais loin de mes proches, sans nouvelles, j’ai du mal à dormir, de toute façon. J’accumule la fatigue, mais je ne regrette pas d’être de retour à la ferme, où je me sens plus en sécurité.

— Je vais aller nous chercher à boire, dis-je à Mélisande, occupée à fouetter le lait. Je suis en train de me dessécher. Je reviens vite, n’arrête pas de fouetter, ça devrait être bon lorsque je reviendrai.

Mélisande acquiesce en grimaçant. Cette tâche n’est pas la plus aisée, elle est fatigante et peut se révéler douloureuse, même après des années de labeur. Je rentre parfois avec les bras lourds et engourdis, tremblant dès que je porte une charge tellement j’ai sollicité mes muscles. Mais elle ne se plaint pas, jamais, et c’est agréable d’être secondée. Isolde ne tenait pas souvent le coup, mais elle n’a que douze ans, c’est compréhensible.

Je sors de la fromagerie et me dirige vers la maison. Je m’arrête au potager en constatant que l’une de mes laitues est en train de monter, alors je la cueille et en profite pour enlever les quelques mauvaises herbes qui ont repoussé.

Quand j’arrive dans la maison, un soupir passe la barrière de mes lèvres en entendant glousser. Il est à présent clair que la traite des brebis ne sera pas terminée en temps et en heure. Je me stoppe devant la porte de la chambre en la voyant entrouverte, et je sens mes joues chauffer quand mes yeux se posent sur les deux corps nus étendus l’un sur l’autre dans le lit. Runolf semble très occupé à flatter la poitrine de Marguerite, qui alterne entre gloussements et gémissements. Ne s’arrêtent-ils donc jamais ? Sérieusement, ils sont pires que des lapins.

Et moi, je suis une pécheresse, parce que je ne parviens pas à détourner les yeux alors que Runolf s’allonge sur le dos, sa virilité fièrement dressée. Marguerite lui monte dessus sans gêne aucune et bientôt, ses gémissements répondent aux grognements du Viking tandis qu’elle monte et descend en rythme sur son vit.

Je reste immobile, ma salade entre les mains, incapable de me détourner de la scène. Je peine à faire le tri dans mes pensées et mes émotions. Mon cerveau et mon éducation me disent que je fais n’importe quoi, que je devrais être outrée, crier au péché, trouver cela dégoûtant. La réalité est différente. Mes joues chauffent, mes seins sont plus sensibles, mon ventre fait des sauts périlleux, mon intimité se manifeste comme rarement et je me surprends à serrer les cuisses. Que suis-je en train de faire ? Le réel problème, si tant est que jouer la voyeuse n’en soit pas un, c’est que les images qui me passent en tête sont sans doute le pire des péchés. Parce que je les envie… et que je m’imagine à la place de Marguerite, non avec Runolf, mais avec une certaine Montagne.

Je recule brusquement lorsque le barbare retourne Marguerite pour la surplomber et me secoue. C’est n’importe quoi. Qu’est-ce qui me prend ? Je ne devrais certainement pas avoir ce genre de pensée. Non, surtout pas, en vérité. S’encanailler avec l’ennemi n’est pas une option, et rien qu’y penser serait trahir les miens, non ? Pourtant, l’idée de folâtrer avec le Montagne me paraît bien plus intéressante et excitante que de le faire avec Thibault. Pour l’amour de Dieu, cet homme a envahi mon cerveau !

Je me secoue et vais déposer la salade, accompagnée par les gémissements qui emplissent la maison. Je me dépêche de ressortir et cours presque jusqu’à la fromagerie, renversant un peu d’eau au passage dans la précipitation. Je m’arrête devant la porte et tente de calmer mon cœur qui bat de manière anarchique et de reprendre contenance avant de retrouver Mélisande.

La fin d’après-midi se passe plus calmement. Je ne quitte pas la fromagerie et m’attèle à mes tâches pour ne pas repenser à ce qui s’est passé à la maison. Je dois rougir fortement quand le couple passe finalement déposer le lait des brebis, mais je ne dis rien, même s’ils nous retardent dans le programme.

Je sursaute comme rarement lorsque plusieurs coups sont frappés sur la vieille porte en bois. Cette dernière s’ouvre sur nul autre que la Montagne, obligée de se courber pour passer l’encadrement. Mélisande est partie il y a peu et je suis restée plus longtemps à la fromagerie pour retourner les fromages. C’est la première fois qu’il vient depuis qu’il m’a envoyée ici, et je me demande bien ce qu’il veut. Est-ce lui qui récupère le lait, ce soir ? Ou est-ce une visite de courtoisie ? Et le plus important : pourquoi mon cœur a-t-il accéléré la cadence en le découvrant ?

— Bonjour, dis-je finalement dans sa langue avant de reprendre dans la mienne. Est-ce qu’il y a un problème ?

— Bonjour, répond-il en Viking avant de lui aussi repasser au normand. Tu apprends des mots ? C’est mignon, ton accent.

Aucune trace de moquerie dans son ton et j’en rougirais presque. J’essaie de mettre de côté les images lubriques de cet après-midi qui me reviennent en tête et essuie mes mains sur mon tablier pour me donner contenance.

— Oh, un compliment ? Merci. Je… Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je suis venu chercher le lait. Une bonne occasion de te voir, non ? Tu me manquais. Enfin, toi et Runolf aussi. Ils ne sont pas là, les autres ?

D’accord… Là, je rougis, c’est certain. Je sens mes joues s’échauffer et je détourne le regard en me dirigeant vers le stock de lait que Mélisande et moi avons préparé. Elle a ramené quelques brocs au château de Thibault, mais vu le nombre de personnes et l’appétit de ces Vikings, il aurait fallu trois ou quatre fois plus de bras pour tout rapporter. Evidemment, ils l’ont fait venir à pied, alors impossible pour elle de rapporter des cannes à lait à la main. Et nous n’avons pas de chevaux pour les transporter puisqu’ils les ont tous rapatriés au château.

— Est-ce que vous prenez du fromage, du beurre ou de la crème, aujourd’hui ? demandé-je en tirant sur l’une des cannes. Runolf et Marguerite doivent être occupés, comme la moitié de la journée, à se déshabiller pour folâtrer comme de jeunes mariés qui cherchent à concevoir.

— Ils font quoi ? demande-t-il sans avoir compris le mot que j’ai employé. De jeunes mariés ? Mais… elle est d’accord ?

— Grand Dieu oui, elle est plus que consentante ! Encore heureux, sinon votre ami n’aurait déjà plus son… Enfin, ce qui lui sert entre les jambes, quoi, marmonné-je en me sentant encore rougir.

Pour l’amour du ciel, pourquoi suis-je aussi mal à l’aise devant lui ? C’est totalement ridicule !

— Folâtrer, continué-je après avoir lui avoir offert mon sourire le plus crispé, c’est… coucher ensemble. Bref, ils passent leur temps à ça, peut-être devriez-vous penser à les séparer si vous cherchez vraiment à ce que la ferme tourne correctement, parce qu’entre le manque de bras et le retard qu’ils prennent… Enfin, non, laissez-les s’amuser, ils sont… mignons.

— Oh, je vois… Je… je ne crois pas que j’ai envie de les séparer, ce serait méchant, je pense. Mais si cela te gêne, je peux les faire rentrer et t’envoyer ici d’autres personnes.

— Non ! lui dis-je précipitamment avant de bafouiller à nouveau. Je… j’ai confiance en Runolf, je… je préfère qu’il reste. Il nous apprend votre langue le soir, c’est… intéressant, même si je n’apprends que des mots. Et puis, tant qu’il s’intéresse à elle, il me laisse tranquille. Et vôtre frère, dans tout ça ? J’avoue appréhender sa visite…

— Il est reparti faire la guerre, cela l’occupe. Et ne t’inquiète pas. Il ne fera rien parce que je te défendrai, clame-t-il. Enfin… il faudrait peut-être que je lui dise que tu es à moi. Mais bon, ce n’est pas sûr que ça l’empêcherait de faire quoi que ce soit, réfléchit-il tout haut. Je… je vais tout faire pour qu’il te laisse tranquille, Clothilde, même si je ne ferai pas de miracle.

Son intervention me déstabilise un instant. Dire que je suis à lui ? Mon Dieu, l’idée ne devrait pas me plaire autant ! Je ne veux appartenir à personne, moi…

— Fromage ? Beurre ? Crème ? lui demandé-je pour changer de sujet. Est-ce que… est-ce que vous restez dîner avec nous ?

— Oui, un peu de tout, les hommes ont faim. Et je veux bien rester dîner. Qui fait à manger ? Toi ? Marguerite ?

— Marguerite doit le faire, j’ai encore une rangée de fromages à retourner, puisqu’ils m’ont mise en retard. Vous m’aidez pour mériter votre repas ? souris-je, un peu provocante.

— Je le mérite parce que je suis venu, non ? Et d’accord pour aider avec les fromages, cela me fait plaisir de passer du temps avec toi. Tu dois te sentir un peu seule si les deux autres folâtrent tout le temps, conclut-il en hésitant sur le mot qu’il vient d’apprendre.

Je hausse les épaules et lui fais signe de me suivre dans la rangée qui m’intéresse. Il a vu juste, on ne peut pas dire que je me sente entourée, quand bien même je ne suis jamais vraiment seule. Mais le réel problème, dans tout ça, c’est qu’à moi aussi, l’idée de passer du temps avec lui me fait plaisir… et ce n’est pas du tout normal. Surtout que nous commençons à discuter de façon tout à fait ordinaire, comme si nous étions deux amis, alors que je suis une prisonnière et lui un envahisseur.

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